
Puisque les bâtiments du célébrissime Centre Pompidou de Paris sont en rénovation, le musée a décentralisé une part de ses collections. Metz en accueille une partie. Lille, une autre.
Quel plaisir de cheminer à travers l’histoire de l’art moderne ! De retrouver des noms connus pour les personnes déjà intéressées. De les découvrir pour celles ou ceux qui n’ont pas encore été vraiment attirés par les bouleversements renversants qui ont marqué le XXe siècle au fur et à mesure des transformations scientifiques, économiques, idéologiques et géopolitiques. Il convient, avoue Jeanne Brun, de se laisser « entraîner dans la grande entreprise de décloisonnement, désacralisation, déstabilisation, déraillement, déhiérarchisation, détournement, déboussolement, en un mot, d’ouverture qui a pour nom l’art lui-même. »
En guise d’accueil, un clin d’œil d’Alberola vers l’un des plus célèbres avant-gardistes du siècle passé. Il reprend un titre donné à une des œuvres de Marcel Duchamp : « Tout va bien » afin d’avertir le public combien la créativité sans frein a été bénéfique pour l’art.En premier, voici ce qui a été une des essentielles caractéristiques du XXe siècle : la vitesse. Elle s’incarne symboliquement dans la roue. Elle se cristallise dans la succession vertigineuse des avant-gardes tandis que nos sociétés occidentales se laissent entraîner dans une course au progrès et au profit.
Traduire l’époque
La joyeuseté polychrome de Sonia et Robert Delaunay au sortir de la 1ère guerre mondiale célèbre à la fois un besoin de vivre mais aussi bien les rythmes du jazz que la rapidité des engins automobiles et ferroviaires. Une toile consacrée à un manège forain indique, par la présence d’une silhouette masculine et d’une paire de jambes, que cette œuvre n’est pas seulement abstraite avec ses formes géométriques. La jubilation, chez Kupka fait place à une approche plus architecturale ou cosmique.
Sur un mur, des tableaux sont entassés, comme dans les pratiques anciennes des musées de jadis. Un réalisme sous-jacent permet des évocations d’urbanisation bétonnée comme chez Fernand Léger ou de mécanisation comme chez Laure Garcin ou Jean Mitry. Cette conjonction entre vitesse et machinisme se concrétise de manière dense avec la sculpture du « Cheval majeur » de Duchamp-Villon. Ce bronze à patine noire fusionne élan primitif d’un animal sauvage avec géométrie d’éléments d’un moteur. Le futurisme accompagne cette célébration du mouvement de la voiture (Valensi et Russolo) sans négliger pour autant le quotidien via une synthétisation de gestes ou d’attitudes permettant de découvrir Gontcharova, capable aussi d’exprimer la densité d’une foule en une sorte de puzzelisation signée Severini.
Se révolter contre les conformismes
La tradition en tant que modèle, les valeurs considérées inébranlables, le conformisme rassurant, voilà qui fut mis à mal par les horreurs de 14-18. Alors naquit la révolte de Dada, lequel génèrera le surréalisme (absent de cette rétrospective). Marcel Duchamp, décidément incontournable, emmène vers cette remise en cause de l’art. Ici trônent des objets proches de son fameux urinoir ‘rady made’, tel son « Porte-bouteilles » et dont un séchoir à poissons sur roue de vélo est un avatar d’aujourd’hui conçu par Shimabuku. Marcel prolonge la fascination envers la roue au moyen de disques en carton animés, pourvus d’un ou plusieurs motifs circulaires hypnotiques. Une lointaine descendance s’illustre grâce à une installation récente d’Olafur Eliasson qui meuble l’espace au moyen de disques suspendus, éclairés, mobiles. Toujours en vue d’illustrer Dada, un court métrage anonyme restitue une chorégraphie non-conventionnelle de Loïe Fuller. Une série de photos dues à Man Ray se focalisent surdes ustensiles qui, ‘rayographiés’, c’est-à-dire directement déposés sur du papier photosensible, transmutent leur banalité en se chargeant de mystère. Il transforme aussi un nu évidemment féminin en porte-manteau.
Picabia provoque de manière moins brutale : en utilisant une peinture industrielle, en évoquant un dresseur noir conditionnant des animaux de manière ultra-conventionnelle comme avant le conflit mondial, en se référant à l’emblème de la sagesse de la Grèce antique, en mettant en coïncidence visuelle une queue canine avec une partie courbe d’outil, et au surplus en postdatant sa toile… En complément : affiches, photos, revues… et notamment des affiches de Cielslewicz. Quant au légendaire rideau de scène conçu par Picasso pour le ballet « Parade » de Cocteau, Satie et Diaghilev en 1917, il a été visible, à proximité du Tri Postal, à l’Opéra de Lille lors d’une reprise de l’œuvre.
Deux autres œuvres de notre XXIe siècle poursuivent l’impertinence de cette époque : Boris Achour suspend une planète désertique dotée d’un appendice nasal digne du Cyrano d’Edmond Rostand ; Alain Séchas implante une statue humaine réaliste dont la tête est incluse dans un seau rempli de béton. Mondes à l’envers. Monde désaxé.
Incorporer le réel
Les années 60 voient surgir les « Nouveaux Réalistes », patronnés par un critique d’art, Pierre Restany. Ils auront tendance à se servir de la société de consommation pour en dénoncer l’omniprésence. Ils lui empruntent des objets véritables. Ainsi Haim Steinbag, dans la lignée de Duchamp, dispose-t-il une installation composée de tout ce qui est en usage lors du nettoyage de certains lieux publics ; il n’y manque que le ou la technicien(ne) de surface ! Spoerri dresse (au sens propre comme au sens figuré) une table utilisée lors d’un repas avant qu’on ne la débarrasse. D’autres, par exemple, Villeglé, Rotella, Hains, Dufrène…, transforment des affiches existant en les lacérant .Arman compacte ou entasse des instruments de musique ou des dentiers. Quant à Pascale Martine Tatayou, elle envahit un mur au moyen d’enseignes lumineuses incitatives qui indiquent, renseignent, contraignent les usagers que nous sommes tous.
C’est un peu sur ces modèles que Martial Raysse a conçu son néon monumental « America America », métonymie de la statue de da la Liberté court-circtuitée. L’expo incorpore ici une part de l’esprit du mouvementent ‘Fluxus’ par le biais d’un espace où le visiteur est invité à jouer, le mettant en position non plus de regardeur mais d’acteur. Récréation amusante, ironique, voire caustique avant d’embarquer dans la période foisonnante du pop.
Humour, dérision, contestation s’interpénètrent souvent dans une débauche colorée plutôt joyeuse, empruntée à la publicité ou à la B.D. Le tout lié à la fois à un désir de jouir de ce qui est à portée de vie dans la possession aussi bien que que gicler dans la contestation. Résultat : la jubilation érotique d’un Evelyne Axel ou la complicité ambigüe d’Ulrike Ottinger, l’illusion démocratiqued’un Rosenquist, la lucidité acide de Di Rosa ou de Combas sans négliger l’humour du papier peint de Louise Lawler recouvrant un mur avec des citations picturales de Warhol ou de Richter.
À savourer particulièrement : le détournement des genres par Agnès Thurnauer qui placarde badges géants et féminise ou masculinise les prénoms d’une demi-douzaine de personnalités culturelles. Idem avec Kosopalov détournant le nom de Malevich le précurseur au moyen du graphisme publicitaire d’une marque archiconnue de cigarettes. S’attarder peut-être un rien plus longuement devant un « Ensemble » minutieusement agencé par Jonathan Monk qui s’avère un savant mélange d’objets quotidiens et d’œuvres personnelles. Une manière de rappeler l’imbrication de l’utilitaire et du culturel.
Susciter une réflexion
Un espace est dévolu au Musée Pompidou lui-même, sa conception par Renzo Piano et Richard Rogers, sa novation. Un projet, écrit Jean-Max Colard, « porté par l’idée de transdisciplinarité, inspirant de futurs musées dans le monde entier ».Outre son rôle conservatoire patrimonial, il donne son importance à la création artistique et accorde sa capacité d’adaptation aux évolutions technologiques.
Reste un dernier volet où la collaboration entre mathématiques, par exemple, vient en appoint à l’esthétique. C’est notamment des associations d’éléments lumineux comme les tubes au néon qui, chers à Morellet, les agence en combinaisons géométriques. Une salle d’immersion teste sur les visiteurs les effets visuels de l’op art, représenté par Carlos-Cruz Diez. Un couloir permet à Rehberger d’expérimenter un éclairage design en interaction avec la luminosité externe au bâtiment. Et Daniel Buren avec sa célèbre cabane éclatée et ses non moins célèbres bandes colorées répétitives, use de l’espace muséal d’une façon originale simultanément physique et mentale.
Michel Voiturier
Dans le cadre de Lille 3000 ‘Fiesta ‘, l’expo ‘Pom Pom Pompidou’, est présentée au Tri postal, avenue Willy Brandt à Lille jusqu’au 9 novembre 2025. Infos : + 33 320 14 47 33 ou https://lille3000.com/
Catalogue : Jeanne Brun, Jean-Max Colard, YvesAlban Robert, « Pom Pom Pompidou, le musée renversant », Paris, Centre Pompidou, 2025, 72 p. (15€).
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