Let’s Dance – Morgane Tschiember 

A ne pas rater! A voir de toute urgence.

Jusqu’au 26 avril 2025 pour sa première exposition personnelle à Liège, Morgane Tschiember (1976, Brest) investit l’espace de la New Space avec une nouvelle installation monumentale mettant en tension un ensemble de caractéristiques propres à sa pratique artistique : « Matière, couleur, espace et mouvement, les quatre maîtres-mots du travail de Morgane Tschiember »1.

Let’s Dance dépasse le cadre attendu d’une exposition en proposant aux visiteurs d’expérimenter une œuvre immersive composée de sons, de rythmes, de formes, de mots et de matières.

Le processus de création chez Morgane Tschiember s’envisage dans une temporalité exploratoire, nécessaire à la compréhension et à la rencontre d’un lieu et de matériaux (de leurs contraintes, de leurs qualités, de leurs limites) aboutissant au dialogue qu’ils produisent, ou non, l’un avec l’autre. Un processus créatif dynamique qui se concrétise dans le « faire », le corps de l’artiste souvent mis à contribution pour aboutir, ou au contraire, pour détourner une technique. Cette recherche perpétuelle permet à Tschiember de ne jamais se laisser enfermer dans les règles mais plutôt de repousser en permanence les limites, au seuil entre la maîtrise et l’abandon, aboutissant souvent à la rencontre de forces a priori contraires. Le caractère évolutif de cette démarche plastique expérimentale ne dévoile le résultat final qu’au dernier instant.

Lors de mes premiers échanges avec Morgane Tschiember, nous sommes à la New Space, dans ce vaste entrepôt industriel devenu lieu d’exposition, en pleine phase de test du nouveau dispositif. Je suis, tout de suite, troublée par la danse lente puis rapide qu’effectue sous mes yeux une imposante corde appareillée à un moteur. Fixée au sommet de l’espace, elle se mue sous l’impulsion de la machine tantôt comme un serpent, tantôt comme un lasso, ou comme un corps traversé d’énergie ou de tension, d’une lutte intérieure. Une chorégraphie inattendue s’organise entre cadences hypnotiques, circonvolutions organiques, rotations infernales et nœuds à la sensualité charnelle. L’installation comprend une deuxième corde suspendue, animée avec sa jumelle au rythme d’une partition composée par l’artiste afin de créer des motifs d’accélération, de répétition, de canon ou de fugue.

S’il ne s’agit pas de la première occurrence de la corde dans l’œuvre de l’artiste2, il s’agit toutefois de sa première autonomisation. Le matériau s’émancipe, en effet, de tout usage pour sculpter un vaste espace et devenir forme par la force du mouvement. Cette relation à l’espace est primordiale, à la fois dans le lien que l’œuvre entretient avec l’environnement qui l’accueille ; mais également en tant que vide immatériel que l’œuvre vient façonner. L’installation sculpturale comprend autant la matière et la structure qui la compose que l’espace architectural qu’elle transforme. À la New Space, l’œuvre occupe autant l’espace au sol que la verticalité caractéristique du lieu, contraignant de ce fait la déambulation du visiteur. La transformation de la perception architecturale par l’installation d’une œuvre monumentale est parfaitement maîtrisée par Tschiember, et rappelle, entre autres, l’œuvre Swing (2012)3 dont les bandes de plastiques souples envahissent la totalité de l’espace demandant aux visiteurs de traverser l’œuvre lors de leur passage.

La présence qui émane des cordes en tension appelle le corps du visiteur, invité à déambuler dans l’espace, à se laisser contaminer par une forme de transe méditative et multi sensorielle. L’œuvre de l’artiste s’expérimente, se traverse, s’écoute, se vit. L’artiste développe une perception empirique de phénomènes naturels et physiques qui nous entourent nous menant par glissement plastique et poétique vers des réflexions métaphysiques ou spirituelles.

« Si le travail de sculpteur de Morgane Tschiember est profondément ancré dans la matière, dans ce qui existe, ce qui se touche, se façonne, se fabrique ou se manipule, son œuvre est aussi empreinte de ce qui la dépasse, d’une dimension spirituelle qui irrigue sa culture personnelle comme sa nature ; non pas écartelée entre ces deux dimensions, mais au contraire équilibrée par elles, forgée par cette double puissance qui l’ancre dans le monde, tellurique et celui, vertigineux, des ‘ forces de l’esprit’ »4.

L’immatérialité du son, du souffle, de l’énergie et du temps, ne deviennent pas moins centraux à la pratique de l’artiste.  Le corps paraît, à cet effet, tout autant signifié par le passage de l’air sur la corde qui rappelle le souffle de vie, l’intériorité du corps qui viendrait gonfler l’espace d’exposition, à sa propre cadence, à son propre rythme.

Derrière le mouvement des cordes, apparaît au fond de l’espace une structure métallique qui accueille une large série de Skin Poems (2023-2025). Une autre rythmique s’épanouit ici par le mot, la phrase, la citation. Ces « peaux », autre métaphore du corps, réalisées à partir de mousses colorées imbibées de cire et d’autres liquides industriels révèlent les différentes étapes de leur fabrication. Les nervures visibles à la surface sont autant de traces laissées par la mutation des matériaux séchés au soleil. Les phrases sont, ensuite, marquées par l’artiste au fer rouge, apportant une nouvelle dimension à l’œuvre qui dépasse tout cloisonnement dans un médium. Peinture, sculpture, geste performatif se confondent et donnent un nouveau corps au texte, il sort du livre pour s’incarner dans la matière et dans l’espace d’exposition. Un geste rituel de la fusion et par extension de la mise à feu, qu’elle n’hésite pas à pratiquer dans le cadre d’autres vastes installations telles qu’en 2017 à la Biennale de Gstaad où elle compose un cercle de feu monumental dans le paysage enneigé ; ou encore en 2018 à l’occasion de la Nuit Blanche à Paris où elle met le feu aux vers de Rilke, célébrant un moment de partage à la frontière de la fête païenne et de la performance individuelle.  

Chaque partie de ce long poème est, soit écrite par l’artiste elle-même, soit par un auteur qui lui est cher, passant du célèbre poète Rainer Maria Rilke (1875-1926) à Diane di Prima (1934-2020), poétesse et militante américaine, proche de la Beat Generation. Elle emprunte ici quelques vers pour se les réapproprier dans une œuvre plus large qui ne manque pas de s’inscrire dans une constellation de figures tutélaires qui nourrissent et accompagnent sa démarche plastique. Durant nos échanges, les noms de Derrida ou de Descartes, côtoient ceux de Carl André ou d’Olivier Mosset, sans oublier l’auteur du fameux Let’s Dance, David Bowie. La pratique de Morgane Tschiember se situe au cœur d’un réseau artistique, littéraire, philosophique ou chorégraphique qui infuse une pensée globale de la création. Le lien intrinsèque que l’artiste tisse à l’espace, à la résurgence de formes simples, parfois géométriques, au travail d’échelle, à la dialectique du volume et du vide ou encore à la place active du visiteur entrent inévitablement en écho avec un ensemble de considérations partagées par de nombreux artistes de l’art minimal durant les années 1960. Un héritage plastique induit partiellement dans son œuvre et pourtant mise à distance par une approche sensible et spirituelle, un romantisme nourri par la sensualité de la matière et par le bouillonnement désordonné du vivant. Les œuvres de Morgane Tschiember embrassent un large spectre d’influences et d’inspirations dans une forme d’horizontalité générique, chaque œuvre portant l’emprunte plus ou moins visible de tel ou tel héritage ou référence.

Comme son titre l’indique, Let’s Dance nous pousse du côté de la danse. L’artiste activera d’ailleurs l’installation en invitant des danseur.euse.s à performer au sein de l’installation. Une mise en abyme du corps dansant, qui ouvre à l’idée romantique de l’œuvre d’art totale, englobant une variété de disciplines artistiques, de médiums où l’art et la vie formeraient un tout. Il y a tout de même une porosité ou une translation qui apparaît, ici, entre le lieu d’exposition et celui de la scène dont le quatrième mur serait absent. Les cordes en mouvement mobilisent une vaste constellation d’œuvres chorégraphiques, cette fois. Danse, corps, rotation, mouvement, formalisme, stylisation. Un vocabulaire qui m’évoque pêle-mêle les « Rope dance translations » (1974) du chorégraphe américain, Andy de Groat, ou l’œuvre « Silhouette » (1980) composée de cordes de l’artiste performeuse espagnole Esther Ferrer, ou encore les premiers travaux de la chorégraphe américaine Simone Forti contractant danse et objet du quotidien, sculpture et performance. Sans oublier, la délicate rotation effectuée par deux corps dans « Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich » d’Anne Teresa de Keersmaker. Accompagnée de son et de musique, l’installation semble s’approprier toutes les potentialités de la scène.

L’exposition Let’s Dance de Morgane Tschiember est inaugurée le jour du retour du printemps et célèbre l’ état transitoire du monde, les rythmes cycliques du renouveau ou la mise en scène des vœux que l’artiste souhaite partager avec nous. Par une pratique artistique flirtant avec les gestes du rituel païen ou sacré qui célèbre les forces de la nature, l’artiste insiste sur la joie comme seule forme de résistance … il faut continuer de danser ! Let’s Dance !

Sophie Delhasse

[1] Morgane Tschiember, Aude Launay, Revue 02, [en ligne], https://www.zerodeux.fr/guests/morgane-tschiember/

2 Suite à une résidence au Japon, à la Villa Kujoyama, Morgane Tschiember commence à utiliser la corde dans la lignée de la tradition japonaise du Shibari. La corde nouée est alors utilisée pour suspendre ou enserré des objets d’art ou du quotidien.

3 L’œuvre Swing de Morgane Tschiember fut présentée en 2022 à la Fondation CAB à Bruxelles.

4 Alexia Fabre, Six Soleils, texte de l’exposition personnelle de Morgane Tschiember au MacVal, France, 2017

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