Le cuisinier, les étudiants, les professeurs et leurs hôtes

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Par Frédérique Van Leuven et Thierry Genicot, les hôtes

Il y a douze ans, le jardin de Touvent n’était qu’un champ d’argile balayé par les vents, au milieu des pâtures. Un cheval y avait laissé de rares brins d’herbe. C’est à cette époque que nous avons découvert les principes de la permaculture lors d’un stage dans la cité utopique d’Auroville, en Inde. Nous avons dès lors investi l’espace comme un « work in progress », construit pièce par pièce, sans plans préliminaires, mais avec beaucoup d’attention : une mare, un potager, des petits fruits et des hautes tiges, des poules et des haies, des reliefs et des serres, encore des mares, des ruches, des cabanes et des espaces plus intimes, parfois sonores… La nature a ses lois que nous ne comprenons pas toujours. Mais en cet automne, le jardin nous offre une somptuosité de couleurs, de textures et de goûts évoquant un petit paradis. Depuis longtemps, nous avions le rêve d’y inviter des artistes et de les laisser s’inspirer par cette abondance.

Catherine Warmoes, artiste et responsable de l’Atelier Dessin de la Cambre, avait aussi un rêve : organiser un projet en relation avec la nature, mais, comme elle le dit, « plus qu’avec la nature… La nature nous nourrit visuellement. Elle nous fait grandir dans tous les sens du terme. Dans ce monde hyperconsumériste, en tant que professeur, j’avais envie d’y résister et d’imaginer un projet où l’on rencontrerait la nature et où l’on travaillerait avec elle autant pour produire une œuvre plastique que pour réaliser des choses gustatives… une rêverie poétique en correspondance avec le terrain et sa part invisible ». Accompagnée de Tom Hallet, assistant de l’Atelier, elle a rassemblé six étudiants qui ont répondu de manière volontaire à un workshop de trois jours. Nous connaissions depuis longtemps Claude Pohlig, Maître Cuisinier de Belgique. Précurseur de la cuisine avec les légumes anciens, les plantes sauvages et les fleurs comestibles, il les a conduits dans la visite du potager et les a ouverts à une esthétique du goût, l’idée étant de créer un répondant gustatif au projet plastique. Chacun a choisi son légume pour le préparer ensemble. Au-delà du goût, il leur a montré comment les diverses parties d’un légume peuvent avoir des destinées différentes : si le vert d’un poireau est délicieux en bouillon, ses épluchures extérieures, une fois séchées, sont d’une solidité extrême et font un excellent raphia…

Les étudiants ont travaillé dans un double mouvement : expérimenter la lenteur et le temps de la nature, la fragilité et la beauté du vivant, mais concevoir et réaliser des œuvres plastiques et gustatives en partant d’une page blanche. Cela, en deux jours et demi et en arrivant à trouver les mots pour les présenter au public invité en fin de workshop. Nous allons à leur rencontre…

Valerio Cherchi, le foyer invisible
«  J’ai réalisé mon installation dans un endroit particulier, une grande butte qui surplombe le potager et les serres. Un lieu qui représente un moment du cycle de la vie : on y répand des matières végétales mortes pour nourrir le sol et rendre vie à la terre. J’ai creusé et découvert nombre de racines de couleurs, mauves, vertes, jaunes… Deux rangées de perches de bambous de part et d’autre du creusement suggèrent une contre-serre ouverte abritant cette part obscure du cycle. J’ai préparé et frit les radicelles de poireaux dont je n’imaginais pas qu’elles soient comestibles  », un répondant gustatif à ce monde invisible. Le travail de Valerio nous a fait repenser à la découverte de l’ellipse de Kepler, ce mouvement des planètes dont un foyer est le soleil et l’autre invisible. Depuis lors, on a découvert que c’est l’ellipse qui permet la vie sur Terre, car elle assure les variations saisonnières. Se répondent aujourd’hui deux serres, l’une, fermée, sert de nursery aux semis de printemps, l’autre est ouverte, signalant la lente transformation hivernale.

Constance Bonnet, l’art du déplacement
 « Pour l’installation, j’ai placé des jeunes prunes mûres sur des branches mortes et j’ai récolté des pommes tombées pour les replacer dans le pommier. J’ai déplacé la denrée d’un endroit à un autre, entraînant ainsi des populations d’insectes, guêpes et frelons. En répondant gustatif, j’ai cueilli des prunes Sainte-Catherine que j’ai ouvertes pour remplacer le noyau par des noix caramélisées, le noyau de la prune devenant ainsi comestible…». Constance est fille d’agriculteurs et connaît la nature. Elle est allée droit à ce qu’elle nous donne en abondance cet automne : les prunes, les pommes et les noix. Par un subtil déplacement, elle a mis le jardin en mouvement.

Emma Cox, le désir d’un art qui fasse lien
« La macération m’intéresse… faire infuser les plantes pour en faire ressortir les goûts, les couleurs et les propriétés. J’avais envie de travailler avec le bois et le vieux mobilier, des choses qui ont vécu. En construisant cette structure verticale, elle m’est apparue comme féminine. Des tissus et dentelles trouvés dans une valise tombent comme des genoux, un entre-jambes qui coule… En termes de cuisine, j’ai préparé avec Claude de la crème brûlée infusée à la verveine ». Ici, au cœur du jardin, une Grande Mère veille, des poches d’infusions se déversant comme un accouchement inondant la terre. Nous avons cassé la croûte de la crème brûlée sur des napperons de dentelles remontant à quatre générations, transmissions ici tissées dans le temps.

Ethan Verhelle, l’art du glanage
Ethan nous a beaucoup questionnés sur les propriétés des fleurs et des aromatiques que nous cultivons et notre rapport aux ravageurs. « Dans la serre en verre, j’ai voulu créer un foyer pour la couleur, lieu intimiste qui rapproche les gens, mais aussi pour le jardinier dont on perçoit la présence, ses outils, son chapeau où niche un frelon. J’ai récupéré des légumes et des coquilles d’escargots où j’ai placé des petites fleurs. J’ai exploré la mise en tension des couleurs et des matières au sein de l’intime de la serre où l’on peut boire des infusions colorées ». Après avoir vu le travail d’Ethan, jamais plus nous ne remplirons nos paniers de la même manière. Il nous invite à une cueillette consciente, à poser des gestes qui soient une nourriture esthétique autant qu’utilitaire.

Augusta Herbiet, le déjeuner sur l’herbe
 Augusta a choisi un espace intime, cerné de haies, à l’abri du vent. « J’ai collecté, trié et classé les feuilles tombées dans un nuancier. Je les ai placées pour en faire comme une nappe à carreaux de pique-nique. Comme nourriture, j’ai réalisé une tarte aux pommes en forme de damier car en cherchant les feuilles, j’ai écrasé des pommes qui ont dégagé une odeur invitant à en faire un gâteau à l’ancienne ». Les couleurs et les odeurs, elles aussi, nous nourrissent. Augusta a disposé des pommes et des feuilles comme des colliers autour des troncs des pommiers. Elle nous invite à pique-niquer au jardin, dans un espace à recomposer selon les saisons. Lors d’une promenade matinale, nous nous sommes surpris à ramasser les feuilles d’un cerisier sauvage et à les disposer en nuancier, un apprentissage à voir les couleurs.

Faustin Ducassou, les quatre éléments
« Avant la création du lieu, y paissait un cheval sur un sol d’argile. J’ai représenté ce cheval par la brouette renversée recouverte d’argile ». Faustin nous avait beaucoup questionnés sur l’histoire du lieu, nous lui avons raconté les défis posés par le sol et le premier geste posé au jardin, le creusement de la mare. « J’ai campé ici durant trois nuits. J’ai travaillé l’argile jaune, le compost noir, l’eau et le feu. J’ai construit des sculptures en y intégrant des outils et des objets trouvés sur place, suggérant l’air, le vent, et aussi un four en terre cuite. En répondant gustatif, j’y ai fait bouillir de la chicorée versée sur de la glace blanche et brune, vanille moka ». Pour nous, son four restera là, à disposition de Faustin, s’il revient, ou d’un autre artiste.

Il y a des moments dans la vie où la réalité dépasse le rêve… Nous avons été impressionnés de nous retrouver dans un petit Middelheim conçu par des étudiants en Dessin. Ils ont réalisé des œuvres à la fois fort différentes et formant une unité. Ils ont travaillé en complicité, s’entraidant les uns les autres, avec des matériaux très éloignés de ceux de leur atelier. Ils se sont accordés à la nature et au lieu. Nous avons vu l’énergie constante de leurs professeurs à les encourager, les guider au plus près de leur art, tout en mettant la main à la pâte. Joie aussi d’accueillir les nombreux visiteurs du village découvrant leurs créations. Parmi eux, les personnes différentes qui résident au Centre André Focant, tellement présentes et attentives à la rencontre. Encore merci à l’Atelier Dessin de la Cambre, c’était une première expérience qui nous donne le désir d’une suite à cette aventure.

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