
Après sa tapisserie monumentale brassant le cosmos à Roubaix, voici Prouvost à Marseille. Une de ses deux expos consiste en une installation à l’intérieur de la chapelle de la Vieille Charité. La seconde gravite aux alentours du MUCEM, permettant simultanément une visite d’un monument historique étonnant et intelligemment restauré.
Les installations mises en espace à Marseille sont de deux sortes. La première dans un bâtiment habitué à être habité par des œuvres temporaires : la chapelle de la Vieille Charité, ancien hospice pour les pauvres devenu musée. Les autres sont dispersées à travers divers endroits du Fort St-Jean dont certains exceptionnellement accessibles au public.
Ex-lieu de culte : « Mère, We Sea »
Le lien que tisse l’artiste entre elle et le monde rend son travail proche de chacun. Ce qu’elle montre en tant que personne créatrice correspond au présent. Ici, dans un espace arrondi jadis voué à la prière, elle rappelle le rôle du milieu marin dans l’approvisionnement alimentaire des humains au moyen d’une double symbolique. La pièce centrale de l’œuvre suspendue est un sein massif en verre, rose stylisé d’une peau jeune, éclatante de santé, prolongé par un rouge téton rond. C’est la métonymie de la mère (ou mer) nourricière, celle qui allaite ses enfants.

Alentour, les poissons, en suspension circulaire, sont la métonymie des océans, ceux qui sont censés fournir aux terriens une bonne part de leur nourriture et garantir l’équilibre précaire de la planète entre nature et peuplement, entre sec et humide, entre désert et végétation. L’ensemble devient la métaphore indirecte des risques de dérèglements auxquels notre globe entier est désormais soumis. Tout cela sans dramatisation, sans environnement apocalyptique, plutôt par l’intermédiaire d’une atmosphère agrémentée d’une bande son permanente comme peut être le bruit des vagues, comme le sont aussi certains chants religieux a cappela. Nulle alerte derrière cet ensemble. Un constat poétique d’une réalité richissime qui réclame avant tout notre respect.
Ex-lieu militaire : « Au fort, les âmes sont »
En liaison au culte rendu à la mer, Laure Prouvost investit différents endroits du fort Saint-Jean, relié au MUCEM par une passerelle qui permet de voir aussi bien la Cité que la Méditerranée. Elle en profite pour y inscrire une sorte de narration sur fond maritime, dont les épisodes se présentent comme des installations plastiques ou comme des immersions en vidéos.
Le récit commence au sommet de la tour du roi René. Une statue y est fichée à la façon d’une girouette géante. Elle se réfère à la célèbre légende d’Icare, ce personnage mythologique qui, muni d’ailes pour s’échapper d’un labyrinthe, s’écrasa en mer pour avoir voulu trop s’approcher du soleil.

« Icare, Us, Elle » est ici féminin. Cambrée, elle s’apprête, non pas à défier le soleil, mais plutôt à profiter de l’océan, celui évoqué à la Vieille Charité. Elle s’y jettera. Et se retrouvera, dans la salle du Dépôt, au cœur d’une installation audio-visuelle : « Sous les Flots les Âmes Sont ».
Sur écran-rideau géant, la promenade sub-aquatique se déroule entre flore, faune, objets divers, rencontres humaines hybrides et métamorphosées par leur environnement liquide. Un ballet onirique qui va au-delà de ce qui est monnaie courante des documentaires habituels en étrangetés fascinantes. Assis sur des bancs métalliques à assise particulière, le public se laisse captiver par une luminosité, des formes insolites. Le connu semble n’avoir jamais été montré auparavant tandis que la bande sonore déguise bruits, mélodie, paroles en une musique fusionnelle unique.
La chapelle St-Jean accueille une installation virtuose « Mire le Mirage ». Dans l’obscurité, des objets en verre, suspendus et dispersés, apparaissent et disparaissent selon des éclairages focalisés. Une sorte de ballet mystérieux d’éléments dispersés, rassemblés, fugaces, comme expulsés du réel, insaisissables… Comme si l’inventaire d’une étagère se déroulait à travers l’espace, chaque chose surgissant dans l’obscur total, hors contexte, sans pesanteur, dépouillé de toute velléité d’usage. Du coup enrobé dans une atmosphère nocturne, apparition fugace extirpée d’un rêve à demi réveillé alors qu’ont disparu les repères spatiaux.
À l’omniprésence du visuel, s’ajoutent dans la casemate, les odeurs de végétaux collectés et assemblés en décor olfactif d’une nouvelle vidéo, « Into All That Is Here ». Tout pourrait être réel, tout s’insère dans le bizarre. Ici encore, les éléments végétaux saisis en gros plans, mêlés à un travelling avant permanent, sans vraiment montrer, qui suggère, modifie, mêle une histoire liée à la relation de Prouvost avec un grand-père associé à un parcours souterrain entre des mondes imaginaires et des sensations intrigantes.
Au cœur de l’expo « Engagées », en la villa Datris de l’Isle-sur-la-Sorgue, présence encore mais plus discrète avec, parmi les travaux d’une bonne soixantaine d’artistes femmes, une sculpture qui s’apparente un peu aux mobiles façon Calder. La pièce, baptisée « Lotte », surmontée d’un oiseau élégant, semble vouloir chanter pour des éléments disparates, eux aussi suspendus. Co-habitation du vivant avec l’inerte.
Hantée par les objets qui foisonnent dans notre quotidien, interpelée par la nature qui nous imprègne, Laure Prouvost conçoit un monde où le réel ne cesse de se mêler à l’imaginaire comme si cette nourriture fantasmatique constituait un antidote aux désastres qui nous menacent, comme si les présences offertes à nos sens pouvaient nous amener vers une écologie spontanée. Nouvelle génération sans doute qui, après celle du militantisme, parie davantage en faveur de comportements citoyens personnels s’additionnant les uns aux autres.
Michel Voiturier
Jusqu’au 28 septembre 2025, à la Vieille Charité et dans le prolongement du MUCEM à Marseille accessibles gratuitement. Infos, notamment pour les visites guidées : 00 33 (0)607 26 29 62 ou www.mucem.org. Jusqu’au 2 novembre 2025 à la Villa Datris de l’Isle-sur-la Sorgue, « Engagées » en accès libre. Infos : 00 33 (0)4 90 95 23 70 ou www.fondationvilladatris.com
Episode 1 : https://fluxnews.be/laure-prouvost-episode-1-entre-decharge-et-cosmos/
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