L’acier en mémoire, l’art en héritage: « Vestige » de France Feltz et Michaël Nicolaï.

C’est en 2011 que s’éteignit pour toujours la majestueuse alchimie des hauts fourneaux et des aciéries, ce feu qui rendait jadis ardent le sol liégeois. Le glas de cette ère industrielle résonna avec la brutalité d’une cloche en fonte ancienne, entraînant la cité (toute aussi ardente) dans une torpeur résignée. Un spleen sociétal au sein duquel le tissu économico-social se déchira sous le poids de mutations sauvages et sans retour.
Cette transformation, pourtant, ne cessa de s’étirer dans le temps, distillant lentement ses résidus heureux, presque quinze ans plus tard, sous une autre forme — une alchimie nouvelle, artistique cette fois — qui s’exprime aujourd’hui dans certaines galeries, comme une réminiscence esthétique du passé. 

C’est dans ce contexte désaffecté, aux effluves d’acier et aux couloirs désertés par le progrès, que se développe l’exposition « Vestige », fusion paradoxale — et pourtant féconde — de l’œuvre des artistes France Feltz et Michaël Nicolaï.
Pour les connaître, je dois dire que tout, en surface, les sépare : la facture, la vision, les outils mêmes… Et pourtant, à l’instar de ces alliages instables qui, dans une coulée de fournaise, s’unissent sans se dissoudre, leurs pièces s’enlacent, se heurtent et se répondent dans une harmonie d’étincelles. Dès lors, sous l’apparente dissonance se tapit une gémellité d’intention, un dessein commun, qui les entraîne ensemble dans l’exploration des zones mortes de notre civilisation. 

C’est ainsi qu’un pan entier de la galerie fut repeint avec opiniâtreté et qu’une salle attenante devint une annexe abritant une installation vidéo et sonore aux accents métallurgiques. Des feuilles de tôle froissée, rouillées comme une épave engloutie, y servent donc de réceptacle aux projections d’une fonte incandescente : le métal, encore liquide, s’y affaisse en des spasmes de braise. Difficile de ne pas reconnaître là la main de France Feltz, ancienne décoratrice de cinéma, reconvertie en créatrice polymorphe sous la bannière du Studio Serac K2. 

Plus loin surgissent, démesurées, les toiles de Michaël Nicolaï : strates de formes géométriques qui puisent dans le constructivisme une force qu’elles prolongent dans la rigoureuse figuration d’un street art radical.
Là, des bleus acides entrent en duel avec des oranges saturés, des complémentaires jetées sur la toile dans une explosion de pigments, cependant contenue  par une maîtrise de la composition.
Ces œuvres conflictuelles en deux dimensions conversent en silence avec les sculptures et installations de France : socles verts ou d’un blanc clinique sur lesquels viennent éclore, tels des champignons irradiés, des formes rouillées ou fluorescentes, parasites issus d’un néo-ready-made concocté à partir de rebuts métalliques. 

Deux signatures que l’on retrouve également dans une composition métrique au mur : là, des toiles carrées aux formes mutantes, héritières de la sérigraphie, s’alignent comme des motifs sériels. Des pinceaux et des rouleaux à la fonction pneumatique répandent ainsi des couleurs fauves sur une stylisation d’objets usinés, tandis que du métal fondu et mis en abstraction lyrique, équilibre l’ensemble. 

Là où d’autres ne perçoivent que le mutisme de pierres crevassées et de tôles détruites, eux y discernent une symphonie flash et amortie : celle d’une matière en puissance, d’un sol encore tiède de pas ouvriers, d’une mémoire en plein effacement mais pourtant encore tenace.
Ainsi, Nicolaï peint l’ossature, la carcasse architecturale des lieux — un vaste regard en surplomb, presque abstrait — tandis que Feltz s’attarde sur la texture, les replis de matière, les chairs molles du métal, les graviers et les plantes des terrils, en tant que résistance organique du phénomène. 

Leurs visions se télescopent : l’une panoramique, l’autre chirurgicale, mais toutes deux éminemment sensibles.
Née de longues errances communes à travers les catacombes de l’industrie défunte, cette exposition à deux têtes révèle une anthropologie sous-jacente. Le parfait retour de flamme coloré d’un monde aboli. De ce fait, « Vestige » ressuscite, à travers ses propres enfants, un passé qui les a eux-mêmes engendrés. Il s’agit là d’un cercle clos où la décrépitude se transfigure en artefacts sanctifiés par l’art. Aussi, aidée du discret Cyprien Grégoire à la production, et des interventions in situ (et à venir) de Pablo Sozyone Gonzalez, Delphine Rama, Charles Gaspard, s’ajoute à cette entreprise une dimension collective, inhérente à l’aventure industrielle. Une sorte de procession d’artistes formant une chaîne esthétique en hommage au bassin liégeois. 

Alors, dans cette ambiance saturée mais minutieusement construite, surgit une plastique de l’excès, où la nostalgie se maquille aux néons d’un design choc, où le souvenir s’habille de fluo. Une grand-messe ouvrière avec la D.A. d’Hotline Miami, alliance inédite de brutalité et de grâce, de punk industriel et de street art subversif.
Et finalement, c’est peut-être dans ce trop-plein que réside la dernière forme de fidélité à ce réel productiviste devenu cimetière. Car en le poussant jusqu’à saturation dans un dispositif stylistique pulp, les deux artistes sont parvenus à ressusciter ses battements, et surtout — plus important — son sublime chaos. 

Jean-Marc Reichart 

Une exposition – peintures, installations, objets trouvés à la Galerie Centrale des Arts Urbains, du 7 juin au 11 Juillet 2025.
► Exposition accessible sur rendez-vous › lagaleriecentrale@gmail.com
► La Galerie Centrale
6 Rue en-Bois 4000 Liège 

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