La trahison libérale

Photo de "Ruissellement", 2021, Bruxelles, performance de Carole Louis, avec Mayssan Charafeddine, Edgard Neris, Alexis Julémont, Jean-Michel Barthélèry, Erik Heestermans, & Aliénor H.

L’art contemporain, surtout dans sa variante conceptuelle, peut apparaître comme une excroissance tardive des manies spéculatives et dématérialisées du capitalisme marchand. Peu importe que cette protubérance ait germé consciemment ou non dans les interstices de ce système économico-politique : le résultat reste le même. Cette collusion a en réalité trahi l’engagement tacite qu’elle laissait entendre aux artistes : celui de les enrichir rapidement grâce à des œuvres dont la présence matérielle s’effaçait toujours davantage. Au lieu de cela, elle ne leur a momentanément offert qu’une réalité qui tient désormais du mirage : celle d’un revenu maigre et d’un confort minimal, promesse vite éventée du mythe de l’artiste auto-entrepreneur dans un monde consumériste. 

Pour autant, l’art conceptuel n’a pas été qu’une simple ruse cynique au service du néolibéralisme marchand. Il en a d’abord constitué le langage culturel privilégié, avant d’en devenir l’une des principales victimes. Ce que nous observons aujourd’hui n’est pas une continuité logique, mais une rupture historique : celle d’un libéralisme entré dans une phase autoritaire, réactionnaire et strictement utilitariste, qui fait payer son revirement funeste à ses propres enfants.

Quand le marché déforme 

Historiquement, le concept dans l’art s’affirma dans les années 1960 et 1970, au sein d’un monde où l’économie libérale s’imposait déjà comme une loi invisible. L’après-guerre, qui avait offert à la création l’étreinte protectrice des institutions publiques, céda le pas à la dérégulation, laissant les galeries privées et leurs collectionneurs voraces devenir les arbitres des destinées artistiques : la valeur ne se mesurait plus au poids de la matière, mais à la rareté de l’idée et à son potentiel spéculatif. 

C’est dans ce contexte que Joseph Kosuth proclama, dans Art After Philosophy (1966), que l’œuvre véritable résidait dans le concept seul, et non dans l’objet tangible. Quasi simultanément, Lawrence Weiner et Sol LeWitt élevèrent l’instruction et la notation au rang de création, laissant leurs œuvres flotter dans l’air. Marcel Broodthaers transforma les objets du quotidien en énigmes poétiques, On Kawara figea le temps dans ses séries de dates, tandis que Daniel Buren métamorphosa l’espace en une architecture de bandes verticales. 

La logique de ces pratiques épousa naturellement celle du marché libéral : la valeur se mesurait dorénavant à l’idée et à sa circulation plutôt qu’à la densité matérielle de l’œuvre. Des événements comme Documenta 5 (1972) ou les grandes galeries de New York consacrèrent cette approche, où le concept, intangible mais de plus en plus cher, devint l’essence même de l’art. La beauté, désormais, se trouvait dans la pure pensée, mais surtout dans sa valeur marchande devenue hautement spéculative. 

Ainsi, par enchaînement naturel, le libéralisme économique plaça l’individu au centre du marché : sa liberté, son initiative et son goût déterminèrent la valeur des biens, transformant la richesse en abstraction insaisissable. Puis, de manière symétrique, l’art conceptuel fit de même pour les idées et la dimension financière des œuvres : l’objet d’art s’effaça, laissant place à un concept souvent hermétique, défiant traditions et institutions, mais aussi le grand public potentiel consommateur. L’artiste devait se distinguer par une singularité financable, devenir « bankable » dans un monde de plus en plus dématérialisé et s’adresser à ceux qui avaient les moyens. La valeur se mesurait moins dans la beauté incarnée que dans l’intelligence marketing, voire dans l’appréciation de l’œuvre comme un investissement en bourse. Capital et concept se confondaient : tout se vendait, tout s’évaluait, et l’individu-artiste découvrit peu à peu que la liberté promise n’était qu’une illusion soigneusement calculée par le marché.

Le revers de la liberté

Durant des décennies, le capitalisme tardif trouva donc dans l’art conceptuel un auxiliaire inattendu mais parfaitement adéquat : l’œuvre s’y dématérialisait, le processus primait sur l’objet, le discours éclipsait la maîtrise technique, et l’auteur s’effaçait derrière la posture critique. Tous ces traits, à la fois subtils et radicaux, s’accordaient avec une économie où l’immatériel, la circulation des signes et la production de valeur symbolique constituaient le véritable moteur. Comme l’ont observé Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, le capitalisme ne supprime jamais la critique : il la digère, la transforme, l’intègre avec une habileté froide et méthodique dès lors qu’elle peut renforcer sa flexibilité et sa légitimité morale. 

En conséquence, l’art contemporain dit « progressiste » fut soutenu, subventionné, institutionnalisé, non pas en dépit de ses attaques à l’encontre du Système, mais par la grâce même de sa compatibilité secrète avec l’idéologie dominante. Il produisait du sens, du discours, du positionnement, et cependant ne menaçait en rien les conditions matérielles de production : la critique y devenait spectacle, encensée et paradoxalement neutralisée. Boris Groys l’a noté à juste titre dans Art Power : l’art n’était plus simplement une appréciation subversive, il était rendu visible, reconnu, et par ce prestige même, capturé dans le filet immuable du pouvoir qu’il prétendait contester. 

Et pendant ce tour de passe-passe idéologique, l’œuvre devenait lentement une marchandise, un investissement financier, sa valeur spéculative écrasant tout souffle esthétique ou réflexif. Damien Hirst illustre bien cette logique : For the Love of God, crâne humain recouvert de huit mille six cent un diamants, transforme la mort en spectacle et l’art en étalage ostentatoire. Certains y virent une Vanité méditative, d’autres un calcul cynique, Hirst rachetant ses propres créations pour propulser leur prix, transformant l’artiste en trader. L’œuvre ici, splendide et glaciale, ne vit plus que pour son pouvoir de fascination et sa capacité à générer du capital.

Une promesse qui se dévore

Mais cette configuration appartient désormais au passé. Le néolibéralisme, aux prises avec ses propres impasses économiques et politiques, n’a plus besoin de cette caution culturelle : il ne cherche plus à se parer de l’émancipation symbolique, mais revendique désormais une efficacité brute, décomplexée, parfois sèchement réactionnaire. Nancy Fraser parle de la fin du « néolibéralisme progressiste » : jadis tenu par la promesse de reconnaissance des luttes culturelles et de liberté économique, il se dissout désormais dans la froide logique d’un capital qui ne tolère plus que l’immédiat et le lisible. En ça, il faut acter la mort de la sociale-démocratie. 

Dans ce néo-régime du goût, l’art conceptuel apparaît soudain superflu, coûteux, lent, opaque et idéologiquement suspect. Le capital nouveau, souvent dépourvu de culture artistique et historique, ne s’émerveille plus devant les formes qui exigent patience, médiation et savoir partagé. L’absence de virtuosité technique, jadis valorisée comme pose, n’est plus vue que comme carence. À l’inverse, l’instantané, le spectaculaire immédiat, l’image accessible et rapide, trouvent désormais faveur. L’essor de l’intelligence artificielle dans le champ visuel s’inscrit, d’ailleurs, totalement dans cette logique : produire beaucoup, vite, à moindre coût, sans conflit symbolique, sans débat, sans lenteur, mais surtout sans Âme. 

Ce retournement frappe avec violence une génération d’artistes formés au cœur de cette idéologie désormais obsolète. Les académies avaient enseigné que le concept constituait une émancipation plastique, que le discours faisait œuvre, que la posture critique garantissait une valeur durable. Nombre de jeunes artistes ont cru sincèrement à cette promesse : une reconnaissance institutionnelle et financière prolongée par la subvention, un accès au marché par l’exception spectaculaire, sanctifiée par quelques trajectoires exemplaires dans les grandes maisons de vente. 

La réalité s’avère autrement cruelle. Ces artistes se retrouvent aujourd’hui abandonnés, privés à la fois du soutien public et de l’intérêt marchand, souvent démunis d’outils techniques permettant une reconversion plastique. Gregory Sholette l’observe dans Dark Matter : une masse d’artistes surnuméraires, invisibilisés, rendus structurellement inutiles par un système n’ayant besoin que d’une infime minorité pour fonctionner. Il ne s’agit nullement d’un retour à la bohème romantique, mais d’une véritable clochardisation : précarité durable, marginalisation sociale et pauvreté matérielle. Pierre Bourdieu l’avait déjà démontré : l’autonomie du champ artistique demeure relative et soumise aux rapports de force économiques. Ce que nous vivons aujourd’hui n’est rien moins que la fin brutale de cette autonomie relative.

Du rêve à la stratégie

Face à cette impasse, une issue semble désormais s’imposer comme seule option viable : devenir un artiste-entrepreneur. Nouer des partenariats avec les entreprises, se penser comme une marque, un concept, un prestataire créatif. L’artiste n’est plus producteur de formes, mais fournisseur de solutions visuelles et narratives. Comme l’analyse Isabelle Graw, la valeur de l’œuvre se confond alors avec la valeur de croyance, de réputation et de performance économique. 

Mais cette stratégie, présentée comme pragmatique, ne constitue nullement une libération. Elle remplace la dépendance institutionnelle par une dépendance marchande directe, plus contraignante encore : l’œuvre se voit manufacturée selon des attentes externes, calibrée, instrumentalisée. L’art devient produit, et l’artiste opérateur flexible au service de logiques qui le dépassent. Ce n’est pas une renaissance, mais un pas supplémentaire vers l’avilissement de l’art, non par manque de talent ou de vision, mais par épuisement des conditions matérielles de son autonomie. 

Le drame actuel de l’art contemporain n’est donc pas celui d’une avant-garde cynique, mais celui d’une avant-garde sacrifiée. Elle a cru à une émancipation que le système n’a jamais eu l’intention de garantir. Ce qui se joue aujourd’hui n’est pas une crise esthétique, mais une crise politique du sensible : la rupture définitive d’un pacte implicite entre art et capital, rompu unilatéralement par ce dernier, laissant l’artiste conceptuel, naguère auréolé de prestige, face au néant de sa propre valeur symbolique. 

Or, succomber à l’attrait trompeur de l’artiste-entrepreneur ne serait pas une simple reddition ; ce serait ranimer les rouages inflexibles de la machine libérale, en lui prodiguant force et vigueur (tout en retardant, sinon en écartant, l’avènement d’un autre système économico-politique capable, lui, de s’ouvrir à des logiques inédites). 
Car, l’artiste, loin de se réduire à un simple opérateur/calculateur, à un prestataire obéissant aux caprices d’intérêts étrangers à sa sensibilité, demeure avant tout un voyant dont le rôle est d’anticiper ce que le commun des hommes soupçonne à peine. Et c’est précisément en pressentant et en façonnant ainsi l’invisible qu’il participe, avec une gravité Sacrée, à l’éclosion du système à venir. Portant fièrement cette audace et cette foi qui permet de voir, de sentir et de concevoir autrement que dans l’ombre étriquée des intérêts matériels. 

Jean-Marc Reichart 

Boltanski, Luc et Ève Chiapello. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999.  
Bourdieu, Pierre. Les règles de l’art. Seuil, 1992.  
Fraser, Nancy. The Old Is Dying and the New Cannot Be Born: From Progressive Neoliberalism to Trump and Beyond. Verso Books, 2019.  
Fraser, Nancy. Le féminisme en mouvements. La Découverte, 2012.  
Fraser, Nancy. Le capitalisme est un cannibalisme. Agone, 2025.  
Groys, Boris. Art Power. MIT Press, 2008.  
Sholette, Gregory. Dark Matter: Art and Politics in the Age of Enterprise Culture. Pluto Press, 2011.  
Kosuth, Joseph. Art After Philosophy and After. Studio Vista / NY Graphic Society, 1976.  
Weiner, Lawrence. Statements. Seth Siegelaub, 1969.  
LeWitt, Sol. Sentences on Conceptual Art. Artforum, 1969.  
Kawara, On. Date Paintings (1966–1979). Éditions diverses.  
Graw, Isabelle. High Price: Art Between the Market and Celebrity Culture. Sternberg Press, 2009.
Hirst, Damien. For the Love of God (œuvre, 2007). 

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