Sous l’appellation « art brut », qui recouvre pas mal de pratiques diverses, ce qu’on dénommait jadis « art naïf » est sans doute ce vers quoi se rapproche le plus l’œuvre de ce ‘tapissier’ qui ne fut jamais licier.
La vie de Jacques Trovic (Anzin [Fr],1948-2018) est singulière. Il cumule, comme l’écrit Francine Auger-Rey qui lui a consacré un documentaire filmé, « pauvreté, maladie, handicap et relégation ». Pour des raisons de santé, il a une scolarité intermittente. Il vit dans un coron avec sa mère et sa sœur brodeuse auprès de qui il apprend des techniques de couture, de canevas et de broderie. Ado il finira par suivre des cours à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Amand-les-Eaux (Fr).
Durant les années 60, il commence à peindre et à créer des mosaïques. Il optera ensuite pour la confection de tapisseries et y passera tout son temps. Il sera intégré à un atelier créatif animé par Bruno Gérard à la Pommeraie (Ellignies-Sainte-Anne). Il laisse au patrimoine artistique une production estimée entre 200 et 400 œuvres dispersées chez des particuliers et dans diverses institutions comme le musée d’Art brut à Lausanne, Art & Marges à Bruxelles, musée de la Création franche à Bègles, MUBA de Tourcoing, Art naïf et Arts singuliers à Laval, Fabuloserie à Dicy, Fondation Paul Duhem…
La pratique de Jacques Trovic est d’abord celle du patchwork, de l’assemblage d’éléments textiles juxtaposés sur fond de jute. Avec cette particularité que, outre la diversité des tissus, il rajoute de la broderie, du crochet, des coutures variées, des perles et même parfois de petits objets glanés çà ou là. L’accumulation forme un ensemble iconique assez complexe. À l’inverse des mosaïques de ses débuts qui s’avèrent plus austères et rigides.
En général, il s’agit d’un décor dans lequel sont placés un ou plusieurs personnages. Le lieu détermine la nécessité de ceux-ci. Les scènes de la vie courante sont les plus fréquentes. Elles présentent un évident côté narratif. L’ensemble forme une mise en espace complexe. Un lieu choisi est décrit par les éléments qui le composent. Mais il est essentiellement habité par des personnages vivants, humains et animaux. Chaque être est caractéristique. Aucun, ainsi qu’il en va dans la réalité, ne ressemble à un autre.
Il serait possible, à partir du portrait des personnes, réparties dans l’espace à l’instar de comédiens sur un plateau de théâtre, d’induire les raisons de leur présence. Elles soliloqueraient autant qu’elles dialogueraient éventuellement entre elles. On imagine aussi les phylactères qui, ainsi que dans une bande dessinée, dévoileraient les phrases prononcées ou méditées.
Un peu comme les accumulations chez un Jérôme Bosch, ce qui attire et émerveille, ce sont aussi les multiples détails amassés qui additionnent des éléments anecdotiques, ingrédients nourriciers pour l’imagination des visiteurs. Surtout qu’il est perceptible que les hypothèses s’avèreraient multiples. Tout y concourt.
D’abord les couleurs la plupart du temps vives et donc radieuses. Elles jouent avec la texture des matières qui les supportent. Des mots viennent agrémenter la part visuelle pour désigner avec précision ce dont il est question : objet que l’artiste pense ne pas être identifiable au premier coup d’œil, enseignes écrites à l’envers lorsqu’on les lit à l’intérieur du lieu, étiquetage de denrées, marques de fabrique… Sans négliger l’insertion d’objets réels insérés dans l’organisation spatiale du tableau complet, simultanément insolites et réalistes, allant du ticket de métro au chapeau de poupée en passant par des montres-bracelets. Tout cela dans une sorte de volubilité aussi bien visuelle que tactile. Nulle morosité dans cet univers finalement plutôt familier, nimbé d’une pincée de nostalgie dans la mesure où Trovic dépeint un monde, récent certes, quoique moins bousculé et stressant que celui de notre aujourd’hui.
Une humanité apparemment heureuse d’être en vie, de pratiquer un métier comme vétérinaire ou cordonnier ou pâtissier voire architecte et bijoutier, de savourer des loisirs en vacances au soleil ou en spectateurs d’un champ de course hippique, de se détendre au cirque flanqué d’une ménagerie proliférante, de déambuler à travers un champ de foire entre tir, friterie, loterie et grande roue, de fréquenter une bourgade semi-rurale où animaux et autos se côtoient et où symboliquement banque et mairie sont mitoyennes.
L’ensemble est prospère en pittoresque. La perspective est mise à plat verticalement. Les proportions n’ont cure d’être raisonnables. Les scènes d’extérieur arborent un soleil éclatant et complice, tout en haut, au milieu ; et lorsqu’on est à l’intérieur, il arrive qu’à cette même place, royale, une ampoule électrique jaunement allumée le remplace allégrement. De quoi justifier une sorte d’attrait ludique et emblématique supplémentaire.
Un clin d’œil particulier est ajouté par le musée. En corrélation avec sa collection de tapisseries anciennes, une création de 1967 de Jacques Trovic a été suspendue entre de précieux rescapés des XVe et XVIe siècles. Il s’agit du « Cheval de Troie » qui s’avère une sorte de pastiche de ces ancêtres tissés par lequel l’artiste nordiste quitte sa thématique habituelle de la vie quotidienne de son époque et entre en harmonie avec le patrimoine.
Michel Voiturier
« Un humaniste témoin de son temps » au TAMAT, place Reine Astrid à Tournai jusqu’au 24 janvier 2024. Infos : +32 (0)69 234 285 ou info@tamat.be
Visionner : « Les solèls de Trovic, une odyssée cousue main » documentaire de Francine Auger-Rey (dimanche 7 janvier 2024 à 14h30)
Voix : Anne Cuvelier, Jean-Marc Flahaut
Son : Philippe Fabbri
Musique : Julien Tortora
je suis heureuse que la connaissance et la reconnaissance de ce grand artiste français s’enrichisse de ce bel article qui décline quelques unes des richesses de son oeuvre, de ses filiations artistiques, et des particularités de sa vie. La Belgique aura été importante pour l’élargissement de la circulation son travail.
Bel article ! Content de retrouver la plume de Michel Voiturier !