Incursions – ou la persistance de l’ordinaire

Copyright photo: Andy Simon Studio

Le Musée des Beaux-Arts de Charleroi accueille jusqu’à fin juin le travail de Benoît Bastin et Barbara Geraci. Sous le commissariat d’Adèle Santocono, responsable du Secteur des arts plastiques de la Province du Hainaut, Incursions – ou la persistance de l’ordinaire relève d’un dialogue aussi conceptuellement dense que visuellement pertinent. L’exposition engage une réflexion sur ce qui demeure — les gestes, les lieux, les objets — dans un monde traversé par la disparition d’un certain type de travail ouvrier et la recomposition de ses mémoires. L’ordinaire, ici, ne vaut pas pour ce qu’il a de banal, mais pour ce qu’il permet d’entrevoir : des structures sociales à peine visibles, des résistances ténues, des récits enfouis qu’il s’agit moins d’illustrer que de faire résonner.

L’exposition s’ouvre, dans le grand hall d’accueil, sur une multitude de paillassons floqués d’accueillants et consensuels  Home sweet home, Hello, ou encore Welcome… On a l’impression de marcher sur une « installation trouvée » de Guillaume Bijl. Très vite, une question se pose : de quoi cet ordinaire est-il le nom ? On sait depuis Strip-Tease — aujourd’hui TikTok — que le kitsch (ou « cringe ») et le misérabilisme associés aux mises en scène du « quotidien » dans ses versions dites « populaires » fonctionnent comme levier de légitimation symbolique pour celles et ceux qui, souvent à peine moins précarisés, sont en mesure de reconnaître cet univers tout en le disqualifiant. Le paillasson fantaisie, comme le faux puit du jardin, ne sont-ils pas les accessoires indispensables d’un ethos qui, du thermos posé sur la table de cuisine au calendrier illustré, constituent le décor d’un monde souvent perçu aussi unidimensionnel que culturellement illégitime ?

Cette entrée en matière, un peu maladroite, contraste avec la profondeur historique et politique que l’exposition déploie ensuite. Par petites touches successives, c’est tout un pan d’histoire qui se déplie. Celle du travail, essentiellement, qu’il ne faut pas voir ici comme sphère autonome de l’existence, mais bien plutôt comme ce qui l’élève (parfois) ou la réduit (souvent). L’usine, la mine et la maison sont les pièces angulaires d’un puzzle qu’on devine ancien, en tout cas antérieur à l’effondrement industriel amorcé au début des années 70 et au « nouvel esprit du capitalisme » qui lui a progressivement fait suite.

Copyright photo: Andy Simon Studio

Et effectivement, c’est par l’entremise des histoires familiales intergénérationnelles que s’est échafaudé le travail de l’une et de l’autre. Petite fille de mineur italien, Barbara Geraci partage avec Benoît Bastin le même attachement pour ses origines populaires, sans pour autant se cantonner – loin s’en faut – au strict récit de filiation. Les deux artistes explorent les deux faces du capitalisme, celle de la sphère domestique (plutôt sondée par Bastin) à celle qui s’y calque au point de s’y confondre : l’usine ou la mine chez Geraci. La maison n’apparait pas ici comme un espace de repli, mais comme le prolongement structurant des logiques de production, de classe et de pouvoir. Elle devient l’un des lieux où s’inscrivent les effets différenciés de la violence économique, mais aussi un espace ambivalent, traversé de gestes, de soins, voire de résistance discrète (ce couteau bien planqué !). Chez l’un comme chez l’autre, l’intimité n’est pas en rupture au politique : elle en est une modalité concrète, souvent silencieuse, mais puissamment signifiante.

Ce faisant, on comprend mieux le sous-titre de l’exposition, la persistance de l’ordinaire. Cette persistance d’ailleurs, n’est pas seulement l’affaire d’objets, de lieux… elle est surtout celle des corps qui en épousent toutes les contraintes, les incarne. L’intériorisation de la domination est une incorporation. Ce n’est pas une chose abstraite : cela tient dans les gestes, les voix (et surtout leur silence), les rides d’hommes et de femmes dont il n’est pas aisé de donner un âge. Puis des imaginaires, aussi singuliers que socialement structurés : les grilles sous toutes leurs formes – tant chez Bastin que chez Geraci – sont un leitmotiv dont la charge symbolique réunit – sans le moindre paradoxe –  l’intime au travail, l’espace public au privé, l’objectivité des conditions à la subjectivité des rêves (ou des cauchemars).

Il y a ici une résonance manifeste avec La misère du monde de Pierre Bourdieu, où la parole des dominés, souvent disqualifiée, est restituée dans toute sa densité sociale et son épaisseur existentielle. L’exposition donne à voir non seulement des fragments de vies marquées par la crainte de la dépossession, mais aussi des formes de dignité ténues, qui résistent à leur propre effacement. Cette même logique d’exposition de l’ordinaire, dans ce qu’il a de plus réitératif, de plus invisible et pourtant de plus politique, rappelle aussi Jeanne Dielman de Chantal Akerman. Le temps ralenti, les gestes répétitifs, les objets anodins deviennent ici, comme dans le film, les motifs d’une critique sociale, dont la force tient en sa discrétion même. Sous cet angle, A mes heures perdues, histoire d’un temps mesuré (Barbara Geraci, 2025) est peut-être la pièce la plus exemplative. Composées d’images, de textes d’écrivain.es ouvrier.ères, imprimés sous forme de livre et déclinée en bande sonore, elle fait émerger des affects et des paroles témoignant tant de l’aliénation, de l’illégitimité et de la souffrance quotidienne que des fragiles perspectives d’émancipations. Ces citations, insérées à l’exposition comme des murmures, en cristallises tous les enjeux. Extrait :

 « On passe d’une chose à l’autre. Très vite. Pas moyen de s’arrêter une seconde pour désigner un nuage. Et plus loin : les violences. Personne ici ne pourrait parler du feu. Tout reste entre nous. Jamais dit. On est convié à rien puisqu’on n’a pas de mots.

Que des outils…

C’est tout.

Ecris ton poème maintenant.[1]»

                                                                                              B. Dusart.


[1] Extrait du livre A mes heures perdues. Histoire d’un temps mesuré, Barbara Geraci, 2025, composé des textes de Thierry Metz, Georges Navel, Nella Nobili et Joseph Ponthus. Avec le soutien de la FWB, de l’Iselp, du Musée des Beaux-Arts de la ville de Charleroi et Secteur des arts plastiques de la Province du Hainaut.

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