Il faut partir à point

ADB pour Alec De Busschère, né à Bruxelles en 1964

ADB vit et travaille dans un bâtiment imposant situé Rue d’Artois. Il est partageur. Il sous-loue ses espaces à d’autres artistes. Il se passe quelque chose avec cette Rue d’Artois. Simona & Ivo y ont habité autrefois.

ADB étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, dans le département Peinture du temps où y règne encore Szymkowicz. Lassé de la peinture figurative grinçante du dénommé, ADB sort de l’Académie par une porte dérobée dans l’intention d’aller prendre la peinture au mot, à sa racine, en son suc comme en son succédané. C’est la bonne porte et la bonne idée.

ADB propose à ses camarades de l’Académie de venir s’installer avec lui rue d’Artois en cette fin des années 1980. Le centre de Bruxelles à l’époque n’en mène pas large. Le dit bâtiment est dans un triste état. Défections, on le laisse s’aventurer là seul, ou presque : dans le bâtiment à rue vivent des sud-américains.

ADB fait des expériences avec la peinture. Il la moule. Il lui fait une armure en acier chromé. Il lui donne des raisons d’exister. Il fait d’un accident de sa surface un argument. Un peu à la Duchamp en mode Elevage de Poussière, Stoppages Etalon. La peinture, il la double. Il s’intéresse à ses pellicules. C’est très vite une histoire de fantômes. De manière générale, ADB bat en retraite. Du tableau. De la matière. Du département Peinture de l’Académie. Du monde de l’art. Et ce faisant, il instaure une absence, dans laquelle s’engouffre subrepticement le public. Il est comme aimanté, le public, par ce mirage, ce trompe l’oeil qu’ADB instaure.

ADB va et vient, il apparaît et il disparaît. Il surgit il y a quelques années à l’ISELP avec une grande exposition sur fond vert, puis il disparaît. Très justement: c’est le propre du fond vert. En 2024, avec le soutien du MAC’s, le voilà à nouveau à La Vallée avec une installation monumentale : Memory Cache 1999. Lieu inattendu. Autre disparition, auparavant, pendant plus de dix ans…

Chaque fois qu’ADB quitte la scène, on ferait bien de le suivre. Quand il quitte la peinture, c’est pour mettre son nez dans l’Internet naissant, dans une nouvelle technologie qui agite quelques esprits d’abord, beaucoup de monde ensuite. Ces fuites par les portes dérobées ont le mérite de l’avoir toujours mis sur la voie de ce qui était en fin de compte le plus avant-gardiste. Rien ne sert de courir, il faut partir à point.

ADB lit l’informatique à l’aune de notre surréalisme belge national. Il s’amuse de l’idiotie de sa mécanique. Il exploite la tendance de l’informatique à obéir à des règles préconçues. Il déduit du post-minimalisme austère et stérile des années 1980, une version soudain joueuse et fertile en ce qu’elle accroche le wagon de l’informatique domestique, investissant peu à peu la vie quotidienne de tout un chacun. Le tout avec une bouffonnerie toute Broodthaersienne (cf. le Tractatus Logico-Philosophicus). Joëlle Tuerlinckx, Eric Duyckaerts, ou encore Pierre Lauwers sont dans le même wagon que lui. Tous vers la bonne destination. Se souvient-on encore du temps où l’ordinateur n’était pas si répandu que ça ? En 1999, on y était plus ou moins. En 1989, certainement pas.

ADB demande, en 1999, à des connaissances de lui transmettre leurs fichiers en cache. C’est l’époque où l’ordinateur, pour accélérer la lecture de sites web, prend d’autorité l’initiative de stocker sur les bécanes des usagers des fichiers afin que la mécanique soit plus huilée lors de la seconde visite. Fichiers invisibles, à la fois signes et images. Fichiers très nombreux : de 5 personnes qui lui répondent, il obtient 13.439 objets. Il en fait un film montré au Beurschouwburg où ces vignettes sont propulsées en un stroboscope étourdissant. Ensuite, vient une version ultérieure du travail : il met son nez dedans et sélectionne quelques images en particulier. Encore que ces images aient tout et rien de spécial : créer de l’intrigue dans cette tension entre le générique et le singulier. Soit l’un des algorithmes de l’imaginaire belge.

Pour les 50 ans d’un ami, Gilles Vanneste, il choisit et imprime sur un foulard translucide une image provenant de la base de données. Elle inaugure la « collection » faite des images choisies dans la masse des fichiers. C’est l’image d’une femme en haut d’un escalier. Elle ne le descend pas encore, mais c’est tout comme. Discrète érotique : créer de l’absence pour attirer, séduire, stimuler l’autre. Un classique. Interrogez autour de vous et vous verrez. Ou faites l’expérience vous-même. C’est le séducteur qui fait le tableau, puis s’esquive. Dorian Gray.

ADB, séduit par la soie de cette image, évanescente en son tissu, persiste et signe : il imagine d’imprimer en grand format sur tissu sa collection de fichiers en cache. Ou plutôt les morceaux choisis des collections récoltées, dont les instigateurs et instigatrices sont cinq personnes plus ou moins proches de l’artiste, qu’il n’oublie pas. Il ne les perd pas de vue, dans ce maelström, ces collectionneurs malgré eux. Car ADB tient aux figures ; il est portraitiste. Très souvent, dans ses projets, là, dans le fond, il propose des galeries de portraits, façon Versailles, palais des glaces. En mode fugace.

Les images imprimées sur soie en grand format tombent à La Vallée depuis le plafond. Une perche en T inversé. Un système d’aimantation faisant que les voiles oscillent au gré des courants d’air créés par les déplacements du public dans l’espace. Mécanique érotique nous vous le disions.

Nouvelle disparition suivie d’une réapparition. Voilà ADB télé transporté dans le sud de la Belgique. A Bastogne plus précisément, en la nouvelle Orangerie. Que nous oserons désigner comme étant l’un des rares bastions donnant la parole aux artistes belges francophones : ces rois de l’absence. Cette illustre et rurale institution vient d’abandonner son espace voûté près du parc pour se joindre à d’autres acteurs culturels dans un vaste bâtiment situé de l’autre côté de la ville. On a appelé Pierre Hebbelinck à la rescousse. Il a fait une restauration. ADB le connaît. Ils ont travaillé ensemble autrefois.

ADB réinstalle là ses voiles et ses T inversés. Il fait un accrochage plus serré qu’à La Vallée. A l’instigation de Gauthier Pierson, directeur des lieux, le déploiement des voiles se fait sur un plan mais sur deux niveaux : une salle de plein pied et un puit. Il s’ensuit un palais des voiles, un labyrinthe, tout en sensualité et suggestivité que l’on expérimente à la fois en immersion, avec le corps, et en contre-plongée, quand on se trouve dans le puit. Cette mémoire de 1999 qui voyage, façon sonde propulsée dans l’espace, nous délivre des surprises. Au contact de ce bâtiment, on dirait qu’il le dématérialise d’une part. Et qu’il revient dans sa mémoire, dans sa psyché de l’autre.  Les images sont si corporate, si dénuées d’une personnalité (en mode intelligence artificielle, nous y venons), qu’elles finissent par ressembler à cette architecture que nous connaissons bien de par le monde. Celle qui est désormais non pas dessinée à la main, mais produite par la machine et matérialisée sur base d’ambitions architecturales réduites à l’élémentaire. Et je ne dis pas cela pour diminuer le mérite de Pierre Hebbelinck. Car ce qu’ADB saisit ici, c’est de l’écume, c’est le « cache » de ce bâtiment : tout ce qu’il comporte de dimensions standardisées, par défaut. Du fait, incompressible, de matériaux utilisés, de volumétries, de manières propres à notre temps. Ce à quoi aucun architecte ne peut échapper. Mais s’il dévoile ainsi une psyché de l’architecture de notre temps, il en dévoile une autre : on dirait que refait aussi surface une âme moyenâgeuse, religieuse des lieux. Car ces voiles et la déambulation parmi eux font couvent, font édifice religieux. Ainsi, on dirait qu’ADB commence à avoir une sorte de talent consistant à dématérialiser tout ce qu’il touche, non sans titiller l’âme des choses. Sous ses doigts, la matière fout le camp, se désagrère, recule, se synthétise. Un drôle de Saint Thomas à l’envers que voilà.

Une autre métamorphose se prépare (car en somme,  avec ces voiles, il s’agit de mues). Un livre. En préparation. A paraître chez MER Paper Kunsthal, en coproduction avec l’Orangerie et le MAC’s. A Bastogne, un avant-goût : l’artiste a mis à contribution l’intelligence artificielle pour produire des descriptions écrites des images de la collection. Il a poussé l’IA dans ses retranchements, histoire de faire d’elle une poétesse, ou presque. Un adolescent en cours de déclamation, à Bastogne, lit à haute voix ces textes, non sans que s’en dégage une émotion. Une incarnation, une dramaturgie. Pour le livre, outre ces textes, on annonce une contribution d’un comparse de toujours, le philosophe Laurent De Sutter. Qui est l’incarnation, qui est la voix, qui est le robot, qui est la pensée de qui dans ces croisements spectraux? Là est toute la question. Dans le livre à venir, encore, des jeux de calques, d’impressions. A venir, après janvier. Le mystère de la chambre des soies est entier.

Yoann Van Parys

  • Memory Cache Collection 99
  • > 04/01/2026

INFO@LORANGERIE-BASTOGNE.BE

+32(0)492 69 85 60

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