Les Hauts-de-France (ex Nord/Pas-de-Calais) ont toujours été actifs en art d’aujourd’hui. Parmi nombre de manifestations en voici deux : une sélection de la collection du LAAC à Dunkerque titrée « Expo d’hiver » et la 11e édition de la foire « Art Up ! » au Grand Palais de Lille.
Au LAAC, entre les dunes où il est installé, défilent pas mal de courants qui tissèrent le siècle passé à travers un choix dans une collection publique éclectique. À la foire d’art contemporain de Lille se rassemblent des galeries marchandes qui tentent d’influer sur le marché et quelques associations ou groupes qui s’échinent à encourager la jeune création.
Tout un pan du passé proche
À travers une sélection de sa riche patrimoine, le LAAC (Lieu d’Art et d’Action contemporaine) offre un panorama anthologique d’associations plus ou moins vivaces qui irriguèrent le XXe siècle : Cobra, Nouveau Réalisme, Figuration narrative, Abstraction lyrique, Supports/Surfaces, Pop Art…
L’abstraction ouvrit à un regard dégagé des contraintes conditionnées par le déjà vu. Hartung inscrit sur une même surface un triple signe vertical composé de lignes entrecroisées à gauche, de traces de pinceau juxtaposées à droite, ces deux éléments noirs entourant une verticalité jaune. Cette calligraphie du mouvement suggère précisément qu’une peinture peut n’être pas figée.
C’est une autre calligraphie que, auparavant, avait utilisée Degotex en lettres dérivées des nôtres mais appartenant à un alphabet inconnu. Elle est carrément spécifique chez Gérard Duchêne où l’écrit devient graphismes, purs signifiants plastiques. Jan Voss élabore une délicate cartographie chimérique. Elle rappelle les tissages de toiles d’araignées fantaisistes ou visualise (pourquoi pas ?) la complexité des phrases d’un Proust, par exemple.
De Poliakoff, c’est la couleur devenue repère fondamental, contenue par les frontières de formes à géométrie aléatoire mais ajustées ainsi que des pièces de puzzle. De Singier, dont beaucoup ont sans doute oublié qu’il naquit à Warneton, les surfaces monochromes s’intègrent dans une mobilité vibratile de tracés considérés comme autant de connections entre les différentes parties.
Olivier Debré ne se débarrasse pas entièrement du rapport avec l’identifiable. Les traits qu’il agence sur fond rouge esquissent la présence d’une silhouette humaine en manque d’une ligne qui lui aurait échappé ou qui aurait quitté trop tôt l’univers de Giacometti.
Jean-Luc Poivret se sert d’ailes d’avion en y peignant une sorte de récipient légendaire gentiment destiné à exaucer les vœux de quelque Aladin moderne. Télémaque s’est approprié l’affiche d’un film de Bunuel sorti en 72 pour ironiser à propos de bourgeoisie et de télévision en un montage hérité du surréalisme. On y associerait volontiers deux dessins-collages de Tinguely. Ils débordent d’une fantaisie débridée à l’instar de ses machines fantasques mais avec une liberté formelle dépourvues de limites et une jubilation évidente. Quasi la même, supposons-le, que celle de Messagier parodiant Matisse.
Venu de la nouvelle figuration, Moninot aligne des hublots de verre recouvert de noir de fumée sur lequel des éléments naturels agités par du vent ont tracé des arabesques mystérieuses, poétiques, imprévisibles. D’Arman on verra une maquette de monument contre la guerre, composée d’un agencement pêle-mêle de tanks. De César, une voiture réduite à une concrétion minimale, valorisation du tas de ferraille que deviennent une majorité de véhicules après carambolage ou autre accident routier, passant du statut de reine du bitume à boîte de conserve ou stèle d’intérieur pour victimes de leur vitesse.
Intégrant une sérigraphie sur des éléments emboités de plexiglass, Rancillac aboutit à une sculpture en hommage au poète beat que fut Ginsberg, modèle du mouvement hippie. Plus loin, il rend hommage au football, se focalisant sur les jambes et le bassin de sportifs en pleine action, mise en valeur des parties du corps important le plus dans ce sport qui ne supporte pas l’immobilité.
Le « Qui parle à qui, de quoi ? » signé Fromanger est un ensemble complexe d’indications, d’indices. Les citadins anonymes sont devenus des découpes colorées monochromes, arpenteurs d’un décor de façades sépia, tandis qu’un vendeur de journaux, très personnalisé mais passé au bleu, va de l’avant vendre les dernières nouvelles du « Monde », tandis qu’à la gauche du tableau, une superposition de rectangles soit rouges, soit jaunes, voire orange, ont l’aspect de cases en attente d’informations à diffuser.
De Cobra, voici la virulence de coloris et de matière picturale de Lindström qui brasse le geste créatif comme pour rimer avec maelstrom. Les « Amoureux » de Christoforou, peints selon des techniques similaires en ont l’air presque cannibales.
Par l’intermédiaire de cet hyperréalisme minutieux qui prit la photo pour modèle, Gérard Schlosser confronte symboliquement, sur une toile à la signification ambigüe, adulte et enfant. Il oppose un gros plan d’épaule féminine sortant d’un tissu imprimé et à l’arrière, la silhouette minuscule d’un jeune garçon dont le regard sonde une grotte, sous le titre « C’est profond ». Stämpfli procède avec la même minutie copiste pour une carrosserie de Chevrolet des années 50, la voiture devenant en ces temps une déesse de plus en plus envahissante et tyrannique.
La photographie elle-même, sous l’objectif de William Eggleston, insiste sur une structure de ciment ou de métal dont la coloration devient support d’un paysage dunkerquois soudain serti. Marie-Noëlle Boutin insère un homme solitaire au cœur d’un lieu citadin quelconque ; tel un caméléon, il paraît faire corps avec une lumière en train de s’allier à la brume.
La « Chambre d’amour » de Mark Busse est une installation polychrome. Les tissus chatoyants qui la composent attirent les regards et la lumière. Elle affiche une sensualité souriante. Ce sont encore des tissus, agencés par Gérard Deschamps qui composent une flore florissante.
Fabrice Hyber a la réputation de travailler en rhizome. Ses œuvres ont des tenants et des aboutissements entre elles. La vision d’une seule ne permet donc pas vraiment de le situer si on n’a pas connaissance minimale d’un parcours qui passe par Venise 1997. Entre son dessin ici montré rappelant une installation ancienne et une autre intitulée « Ciment bouilli » intégrée dans la collection du tout proche FRAC des Hauts-de-France, le visiteur tentera de faire quelque rapprochement.
Éphémère effervescence d’une foire
Pour quatre jours, le Grand Palais lillois a accueilli une centaine de galeries et associations. Une vingtaine sont parisiennes, d’autres venues d’un peu partout de l’hexagone et certaines arrivent du Japon, du Danemark, de Grèce, des Pays-Bas et surtout, proximité oblige, de Belgique (Bruxelles, Tournai, Estaimbourg, Erbisoeul, Liège, Sart-les-Spa, Namur, Waterloo, Gand, Knokke, Kuurne, Astene). Avec 32.000 visiteurs, cette foire se classe en tête des manifestations de ce genre en région.
Bien sûr, une part non négligeable des œuvres représentent des noms valorisés depuis longtemps puisque se côtoient Alechinski, Appel, Lindström, Miro, Picasso, Arman, César, Ben, Erro, Buffet, Chaissac, Dali, Delaunay, Hartung, Soulages, Kijno, Mathieu, Di Rosa, Villeglé, Klasen, Dodeigne, Vasarely, Le Parc, Soto, Tapiès, Pignon, Haring, Jenkins…
S’il n’y a pas vraiment de tendance qui s’affirme, il est clair qu’un Combas, par exemple, lui-même très présent dans plusieurs stands, semble avoir en ses alentours pas mal de petits bâtards qui misent sur le foisonnement, le grouillement, l’exacerbation du trait et flirtent avec tout un pan de l’art brut. On trouve également des influences du pop art étasunien à travers des œuvres qui font part belle aux super héros de B.D., de dessins animés et dont le représentant le plus prolixe semble Speedy Graphito.
Jeef Koons a la séduction de ceux qui ont été mis à la mode. Ses animaux de type sculptures en baudruche ne risquent en effet pas d’effrayer. Sauf peut-être par leur prix de vente. Segui n’a jamais cessé d’être caustique. Bousculant l’espace, Yvan Theys y va d’un portrait fantomatique devant un repas qui ne l’est pas moins.
Manu vb Tintoré séduit par ses paysages décrits en partitions graphiques. Patrick S. Naggar y va de ses panoramas matiéristes où l’espace s’étire. Les évocations en marbre de Naxos d’Ingbert Brunk s’imposent dans la nudité de leur apparente simplicité. Emeric Chantier, à la limite d’un artisanat minutieux, végétalise ses sujets, toujours en équilibre entre le faux du résultat et le vrai de la réalisation. Jacques Decobecq poursuit son exploration de la solitude avec une composition qui reprend une partie de ses habituels symboles de personnages filiformes, d’habitation en train de s’évaporer, d’ustensiles quotidiens. Denis Meyers, dont on se souvient qu’il décora en 2016 les 25.000 m2 du bâtiment Solvay à Bruxelles, poursuit son travail graphique et typographique.
Ce qui est sûr, parmi tout cela, c’est que la couleur reste régnante. Elle éclate dans beaucoup de productions comme si le besoin se faisait sentir, au sein d’un monde morose, pour ne pas dire englué dans le dramatique, d’éclairer ce que l’actualité comporte de perceptions alarmistes et anxieuses. Elles ne sont pas absentes dans la mesure où l’art n’a pas pour vocation principale de décorer des intérieurs plus ou moins luxueux. Ainsi, Esmaël Bahrani qui, avec sobriété mais aussi une gestuelle vigoureuse, saisit un enfant soldat brandissant une arme, plus impressionnant sans doute que les écoliers hyperréalistes d’Odile Viale brandissant un révolver.
L’érotisme des clichés de Cécile Plaisance rappelle, en plus sophistiqué, celui de Clovis Trouille. Les visages devenus chimériques d’Oleg Dou incitent à renouer avec un fantastique que magnifie la cité tour de Babel d’Eric de Ville. Inlassablement Alfredo Longo poursuit son travail de recyclart ; ses sculptures en canettes écrasées profitent allègrement de leurs coloris marketing. C’est par l’intermédiaire d’un humour distanciateur que Frédéric Blaimont pimente son réalisme instantané.
La fondation Datris rappelle sa spécialisation dans la sculpture contemporaine dont nous avons souvent parlé en cette revue. Et annonce son expo annuelle sur le thème « Tissage/Tressage » à l’Isle sur la Sorgue de mai à novembre. Et puis, appoint non négligeable, il y a les lieux consacrés aux talents à encourager, issus des écoles d’art de Dunkerque et Tourcoing.
Paris sur un avenir vite là
Parmi les pièces sélectionnées, le « Nu sur l’oreiller » de Marion Caplier attire une attention particulière. elle est non seulement visuelle mais aussi olfactive puisque chaque polochon est imprégné d’une odeur particulière évocatrice de l‘absence d’un corps n’ayant laissé que son souvenir. Eva Lambin propose un trio de sculptures en tiges métallique à forme particulièrement dépouillée. Il s’agit ici encore d’un nu mais celui-ci, présenté comme une anamorphose, n’est visualisable que sous un certain angle.
Formalistes, les toiles de Louise Carbonnier et Thibault Schiell sont d’apparence abstraite. La première organise une sorte de cartographie polychrome ; le second part de motifs organiques. En résultent des œuvres qui déclinent des configurations soit dispersées sur fond aéré, soit regroupées dans des espaces fermés. En quelque sorte, une transposition optique chromatique de sonorités pour musique de chambre contemporaine.
Le travail d’Antoine Watel part du floral. Fleurs et feuilles s’agglutinent en techniques différentes qui combinent une figuration colorée et une stylisation en noir et blanc, qui jouent avec la matière de papiers de soie afin de donner des perceptions alternées de transparence et d’opacité. Rémy Thellier insère les éléments réels d’un paysage végétal et minéral dans la structure très géométrique d’un diamant, évidence symbolique du bien précieux que constitue une nature sans cesse pillée par son exploitation effrénée.
Delta Studio à Tourcoing est une organisation programmatrice d’expos où on retrouve le nom d’Edith Dekyndt mais c’est aussi un espace destiné à accueillir en résidence des créateurs dans une ancienne usine textile spécialement réaménagée. Après Pierre Clément, l’institution s’est intéressée à Anne-Charlotte Yver. Celle-ci avait auparavant fait escale à la fondation Hermès où elle réalisa des sculptures associant cuir, béton et métal.
Elle étudie les rapports possibles entre les matières, les tensions résistantes de leur combinaison, la conséquence sur leur équilibre et les lois de la pesanteur, la présence dans l’espace car chaque création s’articule en fonction de l’architecture du lieu où elles sont placées. Elle travaille actuellement sur des assemblages de formes conceptuelles en métal contenant une source lumineuse qui fait apparaître une image. Il se dégage de ses ensembles une impression étonnante de force, une réalité éloignée de l’utile mais qui s’affirme avec une inexplicable évidence.
Michel Voiturier
« Exposition d’hiver » au LAAC, Jardin de sculptures, 302 avenue des Bordées à Dunkerque jusqu’au 25 mars 2018. Infos : 0033 (0)328 29 56 00 ou https://www.musees-dunkerque.eu Catalogue : « Collectie van het Lieu d’Art et Action contemporaine van Duinkerken », Paris, Somogy, 2005, 352 p.(version néerlandaise et allemande)
Foire d’Art contemporain au Grand Palais, 1 boulevard des Cités unies à Lille du 15 au 18 février 2018. Catalogue : « Art up ! », Lille, 2018, 266 p.
Fondation Datris, 7 avenue des Otages à L’Isle-sur-la-Sorgue. Info : 0490 95 23 70 ou www.villadatris.com ; cfr articles ( https://fluxnews.be/2015/09/22/en-rimes-riches-architecture-et-sculpture-2/ ; https://fluxnews.be/2016/09/08/interieur-et-exterieur-hier-et-aujourdhui-a-la-villa-datris/ ; https://fluxnews.be/2017/08/14/en-art-appliquee-lecologie-chez-datris/ )
Delta Studio, 158 rue Pierre à Roubaix. Infos : 0680 40 27 44 ou http://studio2delta.com/
À lire : Clément Dirié, « Anne-Charlotte Yver à l’atelier de John Lobb », Arles, Actes Sud/Fondation Hermès, 2013, 32 p.+ DVD
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