Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir comment les choses se sont réellement passées. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger.
(Walter Benjamin)
Au Cultuurcentrum de Strombeek, jusqu’au 13 décembre, Sven Augustijnen et Sammy Baloji se penchent sur le Congo : le passé colonial de la Belgique à travers l’histoire du premier grand royaume congolais (pour Baloji), celle des décennies 1950-1960 (pour Augustijnen). Les deux fragments d’histoire qu’ils retiennent prennent corps dans des objets à partir desquels le visiteur peut commencer à penser les transferts, les migrations des formes et des hommes, leurs déplacements depuis l’instant où surgit le fragment jusqu’à aujourd’hui. Cette double exposition s’inscrit dans la mouvance des « théories postcoloniales ».
FAL
Alors qu’il effectue des recherches autour du fusil automatique léger (FAL) produit par la F.N. de Herstal, Sven Augustijnen découvre l’hebdomadaire Europe Magazine, publié en Belgique entre 1953 et 1969[1]. Une partie de la collection (entre 1955 et 1967) s’étale dans une grande table vitrine dans l’espace principal d’exposition. C’est toute une partie de ma petite enfance qui resurgit et les noms de Kasa-Vubu, Lumumba, Tshombe, Congo, Katanga, mais aussi la grève des femmes de la FN, le mariage du roi Baudouin, le mur de Berlin, ou Kennedy s’associent au silence qui m’était imposé pendant que la radio diffusait les nouvelles et que pour passer le temps, je suivait du doigt les circonvolutions des dessins sur le tapis du salon. Je n’avais jamais eu connaissance de ce magazine et l’étalage des couvertures et d’articles précis fait remonter à la surface le caractère glauque d’une époque qualifiée de prospère.
Le design graphique de la revue est sobre. Sur la couverture, une photo en noir et blanc est barrée par un bandeau dans lequel un titre – il serait plus juste de parler d’un slogan – annonce le contenu du numéro. La mise en page est esthétique, les photographies sont sélectionnées avec pertinence. Mais à y regarder de plus près, les titres et les textes sont franchement racistes et violents, maniant avec dextérité la rhétorique typique de la droite : le style de la pseudo-franchise, des affirmations simples, des attaques personnelles, un ton sarcastique,…
L’artiste a mis en avant certains articles, parmi lesquels celui qui est consacré au FAL tient une place centrale. Ce fusil a été surnommé « le bras droit du monde libre » (dans l’expression d’origine right arm of the free world les mêmes mots signifient « bras droit » et « arme juste »). Sa production débute en 1955 et il devient le fusil le plus répandu dans les armées des pays non-communistes. Europe Magazine s’y intéresse particulièrement allant jusqu’à titrer en octobre 1955 : « Dieudonné Saive, l’inventeur du célèbre fusil automatique F.N. sera-t-il accusé de crime contre l’humanité ?… ». Comme le précise Sven Augustijnen : « Avant même que ces armes soient utilisées, on a utilisé un discours virulent pour propager, légitimer et justifier leur utilisation dans l’intérêt des colonies ou des anciennes colonies. C’était clairement affirmer, comme le disait Jo Gérard (un proche de Léopold III), que la démocratie ce n’est pas pour tout le monde ». Le FAL est aussi l’arme qui a été utilisée pour exécuter Patrice Lumumba le 17 janvier 1961. Dans son film « Spectres », Sven Augustijnen suivait Jacques Brassinne de La Buissière[2], on le retrouve dans les pages de l’hebdomadaire avec d’autres personnalités présentes dans le film : les membres de la famille de Lumumba, la fille de Moïse Tshombé, le ministre des Affaires étrangères de l’époque Harold Charles d’Aspremont, etc. Comme l’artiste le déclare : « Je voyais très clairement tous les personnages de mon film dans la revue, ils étaient les acteurs principaux à cette époque-là ». Son titre, « Imbéciles de tous les pays, unissez-vous ! » reprend le slogan d’un numéro de la revue. S’il paraphrase Marx, il se réfère aussi à l’ONU où tous les pays décolonisés trouvent à siéger et qui fait l’objet de critiques acerbes dans la revue. Le fusil est produit par la FN, très liée à FGTB de Liège et à André Renard, d’autres cibles de l’hebdomadaire. A ce sujet, l’artiste me confiait que Fidel Castro disait que c’était André Renard qui lui avait fourni des FAL. Car les armes ont été utilisées des deux côtés…
Avec cette installation aussi monumentale que sobre, Sven Augustijnen ne nous plonge pas seulement dans une vision « de droite conservatrice » (c’est ainsi que le magazine est qualifié) désuète, il interroge les discours de la droite aujourd’hui dont la virulence s’exprime plus dans les médias sociaux plus que dans la presse officielle.
Monnaie d’échange
Le point de départ de l’installation de Sammy Baloji est un fac simile d’une lettre écrite par le roi congolais Affonso 1er à la Cour portugaise, exposée dans une vitrine. La missive dénonce l’exploitation massive des esclaves et la destruction des idoles locales[3]. Le commerce avec le Portugal portait essentiellement sur les esclaves que, dans un premier temps, Affonso fournissait avec une certaine complaisance. Ce commerce a sorti d’Afrique une multitude d’hommes et des pans entiers de sa culture et de ses savoirs. Parmi ceux-ci, celui de tapisseries aux motifs singuliers que l’artiste a découvertes au Metropolitan Museum de New York, lors d’une exposition sur l’empire congolais. Elles ont été exposées par l’artiste lors de sa participation à la dernière Documenta de Kassel en relation avec leurs négatifs en cuivre réalisés par l’artiste à partir de scans des précieux textiles. Car, si les Portugais cherchaient des esclaves, ils cherchaient aussi des matières premières, c’est ainsi qu’une autre exploitation humaine est née. Les gens travaillaient durement pour extraire le cuivre, comme aujourd’hui encore ils le font pour exploiter d’autres minerais comme le cobalt et le coltan, composants de nos appareils électroniques (ce qui nous rend tous complices de cette exploitation humaine). Contrairement à l’installation de Kassel, on ne retrouve ici que les reproductions en cuivre des textiles. Il nous en propose donc des négatifs de cuivre : une transformation du tissu-monnaie d’échange en métal à monnaie. L’installation présente aussi une photographie de vases funéraires réalisée dans le dépôt du musée de Kinshasa et une nouvelle interprétation en cuivre d’objets traditionnels des sceptres en ivoire gravé. Ils sont disposés dans trois vitrines, où ils surmontent des cartes géologiques des régions exploitées.
Comme Baloji le précise, « en tant que Congolais, vous devez sortir de votre pays pour voir cette part de votre culture ». C’est pourquoi les cartels de l’artiste commencent désormais avec le lieu de stockage (habituellement on indique d’abord le lieu d’origine) : tous ces objets ne se trouvent plus désormais que dans les musées et éparpillés dans le monde.
Les deux expositions se répondent parfaitement : d’un point de vue thématique évidement puisqu’il s’agit de deux moments de l’histoire qui ont encore des répercussions aujourd’hui, mais aussi d’un point de vue formel et méthodologique. Dans les deux cas, il s’agit d’impressions – l’hebdomadaire, le cuivre. Augustijnen et Baloji partent de la matérialité physique d’une chose – une revue, des objets traditionnels – qu’ils déplient pour donner à voir et à penser au travers des dispositifs les plus adéquats : la verticalité du mur, l’horizontalité de la vitrine. Ils font ainsi de l’histoire de la meilleure manière : en artistes.
Colette Dubois
Jusqu’au 13 décembre au Cultuurcentrum Strombeek, Gemeenteplein, 1 à Strombeek-Bever. www.ccstrombeek.be
[1] Le magazine était apparu en 1944, juste après la libération de la Belgique sous le titre Grande-Bretagne. En 1945, il prend le titre Europe-Amérique jusqu’en 1953. En 1969, il est remplacé par le mensuel Nouvel Europe Magazine qui servira de carrefour médiatique entre la droite conservatrice et l’extrême droite belge et européenne.
[2] Né en 1929, Jacques Brassinne de La Buissière est un politologue, professeur, haut fonctionnaire, et personnalité politique belge qui serait, sinon impliqué à tout le moins témoin de première ligne, dans l’exécution de Patrice Lumumba.
[3] Nzinga Mvemba se fait baptiser Affonso 1er. Il va régner sur le royaume du Bakongo entre 1506 et 1543. Il appuie sa puissance en commerçant avec les Portugais et en leur fournissant des esclaves. Mais, au fil des années, la traite devient incontrôlable et les relations du monarque avec les Portugais se détériorent. Il mourra probablement assassiné par les Portugais.
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