Découverte de deux artistes que tout oppose. À Dunkerque, le Lillois Gérard Duchêne (1944-2014), poète et plasticien, est mis en valeur par une rétrospective qui permet de suivre son parcours intégral d’avant-gardiste inconditionnel. Il fut en effet de ceux qui, au cours des années 70, en réaction contre la pléthore d’images et de textes bombardant les consommateurs d’une société de l’abondance, s’efforça de rendre écriture et peinture illisibles pour n’être plus que matière dépouillée de toute référence culturelle.
À l’inverse, la sud-africaine Diane Victor (1964), de la génération suivante, se sert du réalisme le plus minutieux pour dénoncer, avec une force graphique virtuose, les violences du monde. Issue d’une société raciste basée sur l’apartheid, dans des contrées d’inégalités sociales exacerbées, elle s’attaque aux guerres, aux radicalisations sexistes et ethniques, aux violations des droits humains en prenant appui sur l’histoire de l’art et le patrimoine culturel.
Rendre caduque une perception primaire
Personnage singulier que Gérard Duchêne (Lille, 1944-2014), il se dit poète mais n’a de cesse que de déstructurer, effacer le texte. Il se dit peintre mais n’a d’autre souci que de faire disparaître le motif pour être essentiellement matiériste. Il appartient à cette génération d’après la seconde guerre mondiale où les arts, plus que jamais, se remettent en question.
Dès ses débuts, il se dirige vers une démarche catégorique. Déjà, les lettristes d’Isidore Isou et consorts avaient misé sur la sonorité des mots, en créant de nouveaux vocables uniquement sonores. Héritier direct des surréalistes, Duchêne, comme eux, pratique l’écriture automatique. Il lui arrive, comme il le dit, qu’il agisse de manière à ce que le sens d’un mot soit « évaporé ». S’il le peint, il le badigeonne de façon à le dénaturer. Il est question pour lui non pas de dire, de transmettre mais simplement de faire. L’œuvre est là en tant que matière, telle qu’elle ne soit plus que formelle.
L’image reçoit un traitement similaire à celui qui est pratiqué sur l’écriture. Elle doit, elle aussi, ne plus représenter, issue d’une pratique qui consiste à la recouvrir, la dissimuler sous l’action du pinceau, de la peinture, voire de dissolvants chimiques divers. Il pense que « Le frottage peut révéler en effaçant ». Il crée en quelque sorte une archéologie artificielle du présent. Il n’est pas impossible de déceler que le catégorique de sa démarche créative est révélatrice d’une prise de conscience de l’horreur absolue que furent les camps d’extermination nazis ou les conséquences apocalyptiques de l’arme nucléaire, sans pour autant que cet art soit chargé d’intentions philosophiques ou idéologiques.
On serait volontiers enclin à penser aussi qu’il s’agit ici de pratiquer une sorte d’artificiel ‘arte povera’ en occultant un décodage intellectuel d’un texte ou d’une image riches en stimuli culturels en vue de remplacer les interprétations polysémiques qui en découlent par une approche purement matérielle ou mieux matiériste de l’œuvre.
Puiser dans le patrimoine culturel commun
Aux antipodes esthétiques de Duchêne, les dessins monumentaux en noir et blanc de la sud-africaine Diane Victor (Witbank, 1964) utilisent le réalisme le plus cru et de récurrentes références culturelles à l’histoire de l’art pour décrire les pulsions de violence qui hantent le vivant. Le cabinet des arts graphiques de l’étage du LAAC souligne la puissance optique des scènes dessinées au fusain, à la suie et aux cendres tandis que le musée de la gravure de Gravelines expose des œuvres de dimensions plus réduites.
Rien à voir avec les outrances déformatives de l’expressionnisme. La forme est réaliste sans se parer de la froideur de l’hyperréalisme. Elle ne mise en rien sur une quelconque mélodramatisation des sujets abordés dont l’objectif serait de susciter une émotion quasi réflexe mais superficielle du genre ‘larmes à l’œil’ ou ‘coup de gueule’ exutoire. Chaque œuvre suscite certes un sursaut. Mais provoque surtout une réflexion inhérente à la complexité de ses contenus.
D’abord parce que fréquentes sont les allusions à des thématiques anciennes comme les piétas, à des emprunts aux littératures antiques. Des filiations à Goya, Bruegel, Daumier, Dix, Kahlo… Ces allusions à l’universel intemporel mènent à s’interroger au sujet du pourquoi de ce lien entre passé et actualité. Ensuite parce que l’accumulation de détails, le contraste entre des moments d’intense densité noire et des plages aérées, délicates laissant part belle à la blancheur du support.
À travers ce travail, ce que montre Diane Victor, cette créatrice au prénom de femme et au patronyme d’homme, c’est la violence qui règne un peu partout, surtout celle infligée aux personnes que leur condition sociale ou sociétale rend plus faibles et plus fragiles.
Une manière noire, intitulée « Jumping the Sjadow », résume bien de quelle manière l’artiste passe de la simple réalité à une allégorie forte. Son point de départ est Oradour, cette cité où, à la fin de la seconde guerre mondiale, des nazis ont brûlé la presque totalité de la population du village enfermée dans une église. On y voit un noir et massif sanglier gigantesque surgir du ventre d’un homme et se jeter, comme lors d’un viol, sur un paysage délicatement dessiné de paisible bourgade rurale dont la forme se termine par un visage féminin. Exemple éloquent de cette simplicité complexe qui caractérise l’engagement de l’artiste.
Michel Voiturier
Au LAAC, 302 avenue des Bordées à Dunkerque, « Gérard Duchêne, l’appel du large » (jusqu’au 13 octobre 2024), « Suie et cendre » (jusqu’au 5 janvier 2025) ; au musée du Dessin et de l’Estampe originale, site de l’Arsenal à Gravelines, « Les raisons de la colère » (jusqu’au 11 novembre 2024).
Catalogue : Alkema, Ritzinger, Durozoi, Duchêne, « L’Appel du large », Dunkerque, LAAC, 2023, 38p.
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