From Japan with love (en mode kaléidoscopique)

Au-delà des courbettes et du maniement des baguettes, 

du saké et des sushis,

des mangas et des émojis,

des arts martiaux et du Kintsugi,

des kimonos, des haïkus et des tatamis,

des bonsaïs et du Mont Fugi,

c’est un monde éphémère et flottant, menacé à tout moment d’être englouti

que la Grande vague d’Hokusaï a révélé au XIXe siècle aux amateurs de japonisme : un continent esthétique nouveau.

Alors que le Japon est redevenu une destination touristique à la mode, tu te demandes ce qu’il en est actuellement.

Tu débarques au Japon pour la première fois et à tous les coups c’est à Tokyo que l’aventure commence. Une aventure orientée en priorité vers le paysage architectural de l’archipel.

A ce vaste programme, sur le rythme trépidant imposé dans la capitale par la circulation entre les gratte-ciel les plus remarquables du quartier de Ginza, s’intègre la présence internationale des marques de luxe qu’ils représentent, présence dont la forme monumentale, la hauteur vertigineuse et la singularité affichée en façade trahit la rivalité commerciale. Un choc. Mais ce n’est qu’un premier contact car dès le printemps 2025, il y a aussi l’Expo universelle d’Osaka qui a allumé le feu pour une durée de six mois à travers ses innombrables pavillons, les activités et animations qu’ils génèrent, et surtout ce formidable anneau de bois de 675 m de diamètre qui les encercle et les surplombe en offrant aux visiteurs une promenade de charme doublée du privilège d’un point de vue panoramique. De cet événement, futile ou nécessaire, scandaleusement coûteux ou non, tu ne diras rien. L’essentiel, pour toi, se trouve ailleurs, loin de la déshumanisation qui affecte les grands centres urbains.

TESHIMA ART MUSEUM

Tu prends le ferry et, une fois arrivé sur l’île de Teshima, tu enfourches un vélo électrique de location et pédales en pleine nature, jusqu’à te retrouver à proximité de cet endroit un peu isolé qu’on t’a recommandé. Un chemin serpente qui te conduit à y entrer déchaussé. La sensation de pénétrer dans un espace sacré impose instinctivement le silence. Tu distingues plusieurs silhouettes qui déambulent dans la pénombre sans dire un mot, comme toi, à l’abri d’une coque de béton de 40 mètres sur 60, sans colonne pour la soutenir, avec deux ouvertures qui laissent entrer la lumière, permettent de voir l’extérieur et de percevoir les sons de la nature. Tu marches comme Jonas dans le ventre géant d’une baleine. La symbiose opérée par l’architecture, l’œuvre d’art et la nature est saisissante. L’œuvre d’art ? Tu la découvres à tes pieds, ce sont de minuscules perles d’eau qui se forment ça et là, roulent pour en rejoindre d’autres et former un filet d’eau vite interrompu, vite asséché, discret comme la nervure d’une feuille. Le sol n’est mouillé que par endroit, imperceptiblement et d’une manière qui semble aussi timide qu’aléatoire. Si tu lèves les yeux, cependant, tu finis par apercevoir aussi l’un ou l’autre fil qui se balance comme un arc à travers l’espace. Toute en fragilité et profondément émouvante, l’œuvre s’intitule Matrix. Elle te fait, dans un geste minimaliste qui déploie toute la puissance de sa simplicité, toucher du doigt la source de la vie, laquelle ne tient qu’à un fil comme chacun tend à l’oublier.

Tu n’es pas étonné d’apprendre que l’artiste, Rei Nato, est une femme. L’architecte du cocon protecteur, lui, n’est autre que Ryue Nishizawa, celui-là même qui a conçu dans le lieu de villégiature réputé de Karuizawa, en montagne, le musée Hiroshi Senju l’année suivante (2011) : un musée entièrement vitré, tout en fluidité, bâti sur un sol doucement ondulé au sein d’une forêt aménagée et dont la façade recouverte d’un tissu translucide empêche de voir ce qui se passe à l’intérieur. Deux réalisations phénoménales, esthétiques sans se vouloir spectaculaires, dont le dialogue sensible avec leur environnement est propre à nous impressionner. Il faut dire que Ryue Nishizawa n’est pas n’importe qui, il s’agit de l’un des deux partenaires de SANAA, le cabinet japonais qui a reçu le prix Pritzker en 2010 pour ses réalisations dans le domaine de l’architecture.

TADAO ANDO

Ce sont la qualité intemporelle du travail de Tadao Ando, l’architecte japonais le plus renommé, son goût pour le béton et la lumière, sa prise en compte de l’environnement et de la finalité de ce qu’il conçoit, l’élégance de son style aux formes géométriques simples qui ont rendu cet autodidacte mondialement célèbre. Sa marque de fabrique et l’outil de son expression artistique : le béton banché, matériau antisismique qu’il laisse lissé en laissant les trous apparents. Indissociables, les paramètres esthétiques et éthiques caractérisent ses réalisations. Tu te souviens qu’en 2018, une rétrospective lui a été consacrée au Centre Pompidou. Et qu’ouverte au public au cœur de Paris en 2021, la Bourse de Commerce de François Pinault a été restaurée et transformée, entre autres, par TAAA : Tadao Ando Architect & Associates. Il s’agit de la plus importante réalisation qui lui a été confiée en France. A 83 ans, et bien que souffrant du cancer, l’homme a encore pas mal de projets, tu croises les doigts !

Tu as vu le petit musée qui lui est consacré sur l’île de Naoshima, et tu as consacré d’autant plus de temps, plus tard, à observer les maquettes, photos et vidéos présentées dans l’exposition organisée par le complexe du Grand Green Osaka jusqu’au 21 juillet. Tu avais passé du temps, déjà, à admirer in situ deux autres de ses réalisations: le vaste complexe Yumebutai, site dépouillé de sa végétation naturelle par des activités minières et sinistré par un grand tremblement de terre en 1995, revitalisé entre autres par sa cascade de terrasses offrant une vue splendide sur la baie d’Osaka ; et le Hompukuji Water Temple (1991), lieu de spiritualité au toit situé sous un étang recouvert de feuilles de lotus et auquel tu as accédé en descendant un escalier. Un Temple de l’eau dont l’intérieur, peut-être en raison de sa vocation bouddhiste trop ostensiblement surlignée, t’aura un peu déçu.

NAOSHIMA, SUGIMOTO ET TUTTI QUANTI

Après, ce sont les installations artistiques dispersées sur l’île de Naoshima qui t’attirent, tu vibres au contact des œuvres de James Turrell disposées dans le musée d’art Chichu, lequel a été enfoui (en 2004) dans le sol par Tadao Ando, et empruntes le Corridor du Temps investi (en 2022) par les photos, dessins et sculptures de Hiroshi Sugimoto ; l’Observatoire d’Enoura, du même Sugimoto, par sa situation pittoresque au milieu de plantations d’agrumes dans le petit hameau d’Enoura et sa vue imprenable sur l’océan Pacifique t’a laissé un souvenir radieux, le nom de l’artiste t’est devenu familier  à la faveur de cette halte simple et sans prétention ; il y a encore qui t’invitent à les approcher les maisons de thé de Fujimori que tu as vues perchées dans les arbres quelque part ; les arches somptueuses qui structurent le bâtiment en béton armé de la bibliothèque de l’université d’art de Tama (conçue par Toyo Ito en 2007), le dessin des rampes en pente douce du Terminal des ferries d’Osanbashi (Foreign Office Architects, 2002) ; la bambouseraie d’Arashiyama dont les espèces s’élèvent droites et lisses jusqu’à près de 30 m de hauteur ; il y a les temples et jardins de Kyoto, le musée du Mémorial de la Paix d’Hiroshima (Kenzo Tange, 1955 ; rénovation achevée en 2019) au style moderniste et brutaliste, il y a la Yamamura House (1924), cette maison sobre et raffinée de Frank Lloyd Wright, restée longtemps fermée avant d’être convertie en maison d’hôtes aux nombreuses petites pièces, comme autant d’alvéoles organiques d’une ruche dont chaque détail, à l’intérieur comme à l’extérieur t’a tant plu à Kobe mais c’est trop, cette accumulation de dates et de lieux, de noms et de créations, c’est trop, bien que cela ne représente qu’une goutte d’eau par rapport à tout ce que le pays a à offrir : au Japon, il faudrait s’installer durablement pour en parler la langue et comprendre les mentalités des habitants, leurs mœurs, l’évolution historique et les perspectives du pays. Il faudrait y avoir scellé des amitiés.

Comme le faisait remarquer Marguerite Duras avec raison, « tu n’as rien vu à Hiroshima ». Ton kaléidoscope n’ayant créé que des jeux d’optique, ton voyage te laisse un goût très prononcé de revenez-y. Le Japon du XXIe siècle ? Bonne question.

Catherine ANGELINI

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