Expo et monographie

Albert Irvin, Place, 1965, Oil on canvas, 204 x 153 cm (framed). Nino Mier Gallery, 2025, Brussels © GRAYSC

Après 26 ans d’absence en Belgique, publication d’une monographie et retour aux cimaises bruxelloises de la galerie Nono Mier avant un rendez-vous new-yorkais du peintre anglais Albert Irvin, chantre de premier plan d’une abstraction subtilement et vivement colorée désormais historique. Évocation.

Par Claude Lorent

En 1999, le critique d’art belge Frans Boenders, féru de philosophie et grand connaisseur des spiritualités orientales, écrivait dans le catalogue de son exposition monographique en la Orion Art Gallery à Bruxelles : « Albert Irvin me montre ses toiles sans propos ni commentaire. Sa douceur et sa réserve remarquable vont de pair avec une célérité associative et une honnêteté désarmante. Son attitude philosophique courageuse -non stoïque mais plutôt taoïste – écarte toute plainte (…). Son choix particulièrement non anglais de couleurs lumineuses et joyeuses reflète-t-il le secret de sa joie de vivre existentielle ? », « (…) un art qui dessine sur nos lèvres un sourire de joie (…) ». Par cet écrit, l’auteur place d’emblée la peinture d’Albert Irvin (Londres, 1922 – 2015) dans un contexte esthétique et philosophique qui englobe le tout d’un être dont les créations picturales s’évadent des apparences afin de gagner les sphères mentales, intellectuelles, émotives, sensibles qui régissent l’humain en profondeur et en intériorité. Sans doute pourrait-on dire que la Beauté qui en émane, car c’en est une avec majuscule, est la source de cette joie qui pourrait illuminer le monde. Le peintre disait « ne pas vouloir changer le monde » alors qu’en magicien des formes et des couleurs il est capable de le sublimer si on se laisse gagner par l’aura de ses œuvres.

Cover de la monographie

Monographie

Dans la monographie que vient de publier la galerie Nino Mier à l’occasion de l’exposition bruxelloise des œuvres peintes à l’huile des années 1960 et 1970, est précisé d’emblée dans le texte liminaire : « Pour Albert Irvin, la peinture était un moyen de canaliser la force de la vie, d’exprimer la richesse de l’être humain avec toutes ses émotions. Avant tout, les peintures devaient transmettre des sentiments. Pour Irvin, l’art devait communiquer l’énergie étonnante de la vie, et rien n’importait plus que d’utiliser son travail pour incarner une humanité profondément compatissante ». Cette perception corrobore pleinement, vingt-six ans plus tard, celle de Frans Boenders dans la mesure où elle confirme que la personnalité, la vie, la pensée, la sensibilité émotionnelle ainsi que l’énergie dégagée et les contenus humains, sont partie intégrante de l’œuvre d’Albert Irvin alors que paradoxalement l’option abstraite s’est confirmée à l’aube des années soixante. L’auteur d’un second texte, Paul Moorhouse, historien de l’art et notamment ex-conservateur à la Tate Gallery à Londres, aborde et explique entre autres  l’influence de la musique dans la peinture d’Albert Irvin, ainsi que le rôle des visions et des cartes aériennes (le peintre a servi durant la guerre dans la Royal Air Force), l’omniprésence du sens de l’expérimentation, la modification du choix des couleurs (dont le rouge) opérée au moment du virage vers l’abstraction, l’importance de la découverte (expos à Londres) des abstraits expressionnistes américains précédée néanmoins de la découverte des peintures de Turner. On le constatera dans l’exposition, tous ces éléments fondateurs sont concentrés dans les peintures de celui qui sans se départir de ces données, sut se forger une voie originale, puissante, personnelle et forcément distinctive qui le fit entrer dans la cour des grands peintres du XXè siècle. L’auteur insiste à raison, sur un autre fondamental « l’association métaphorique entre l’espace du tableau et l’arène du monde » et citant le peintre, il précise que « la zone peinte, la zone active, représente le contenu humain, une analogie avec mon existence dans le monde, dans le fait de me déplacer à travers le monde, de vivre et d’aimer ».

Albert Irvin, Place, 1965, Oil on canvas, 204 x 153 cm (framed). Nino Mier Gallery, 2025, Brussels © GRAYSC

Expo bruxelloise

En regardant avec attention les peintures rassemblées dans l’exposition, en se laissant imprégner par les structures dynamiques, par les superpositions chromatiques, les transparences, les luminosités, les intensités, par les mouvements d’une gestuelle bien orchestrée, par les libertés (coulures…) accordées au matières-couleurs, par les concentrations et les légèretés, force est de constater que s’y déploie une énergie vitale et une variété de stimulations aptes à résonner dans le ressenti et le vécu, dans les émotions et les réflexions de chacun des regardeurs. Ce langage plastique, en ses nuances et inflexions, en ses constructions et ses échappées, en ses densités autant qu’en ses évanescences, offrent dans un climat de d’heureuse et de joyeuse harmonie une très large gamme d’interprétations.

 Dans cette même monographie, on notera également que dans l’interview accordée à Hans Ulrich Obrist, intitulée fort justement Les couleurs du sentiment, ainsi que les nomme le peintre, celui-ci précise travailler à l’intuition néanmoins en utilisant « les couleurs complémentaires de Chevreul » en jouant « des contrastes et de médiations entre les extrêmes des complémentaires ». C’est de ces mélanges aussi subtiles que réfléchis que naissent des sonorités, au sens musical et visuel, inédites dans des harmonies émettrices d’émotions fortes et profondes. Misant sur la sensibilité du spectateur, il « aime à penser qu’il peut apporter au monde quelque chose qui l’améliore un peu ». La peinture d’Albert Irvin, outre de rayonner d’une luminosité heureuse, s’avère aussi des plus généreuses.

Itinéraire d’expos

Au moment où la peinture a retrouvé toute sa place et tout son poids dans le champ de l’art contemporain, au moment où une saine révision permet de replacer sur la scène internationale des artistes de premier plan, il est quasiment impératif que l’on redécouvre à Bruxelles et ensuite à New-York (expo solo programmée du 20 février au 28 mars 2026) une œuvre qui inscrit sa singularité vitale dans les registres de l’abstraction émancipée des écoles et courants les plus formatés et qui dès lors propose une aventure sensorielle aussi ouverte que solide et irradiante. Dans l’optique de cette reconnaissance internationale largement méritée, on rappellera brièvement un trajet qui a débuté par des études à la Northampton School of Art, puis au Goldsmiths College de Londres, où il a également enseigné de 1962 à 1983. Il a, à partir de 1949, présenté des expositions personnelles en Angleterre dont de nombreuses à Londres en la 57 Gallery et à la Gimpel Fils, ainsi que, pour la Belgique, chez Carine Campo (Anvers), Monochrome et Orion Art Gallery (Bruxelles) et d’autre part, en Irlande, à New York, en France, en Allemagne, en Italie…, et a bénéficié d’une importante rétrospective à la Serpentine Gallery. Son œuvre a figuré dans des expositions collectives nationales et internationales et est présente dans des collections prestigieuses telles que la Tate, la Royal Collection, le British Council, la Royal Academy et le Victoria and Albert Museum. Il a en outre reçu de nombreuses distinctions, dont une bourse de voyage du Arts Council en 1968, un prix majeur du Arts Council, et a été élu membre de la Royal Academy en 1998. En 2013, il a été nommé Officier de l’Ordre de l’Empire britannique pour sa contribution à l’art britannique.

Albert Irvin, Early Work from the ‘60s, Nino Mier Gallery, 25 rue Ernest Allard, 1000 Bruxelles. Jusqu’au 20 décembre, du mardi au samedi de 10h à 18h.

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