
En une étude fouillée, des Salons d’art du XIXè siècle jusqu’à l’émergence de ChatGPT, Julie Bawin analyse la portée d’un changement d’appellation impactant les modes de monstration de l’art moderne et contemporain, ainsi que le statut même d’œuvre d’art.
Bien qu’il soit encore utilisé, le terme de commissariat d’exposition est quelque peu banni du vocabulaire actuel au profit de plus en plus généralisé, depuis une quinzaine d’années nous dit l’auteure, de curating. Simple effet de mode ou plus sérieusement modification significative via l’analyse du champ sémantique du nouveau vocable ? Le vocabulaire utilisé, aussi spécifique soit-il à un domaine aussi particulier qu’est celui de l’art, est le reflet de changements souvent fondamentaux qui affectent la matière en question. Le fait n’est point neuf et se vérifie au fil du temps. Voici un quart de siècle, nous notions* l’usage de plus en plus fréquent des mots produit, production, distribution, travail ou encore pièce, ils annonçaient clairement les transformations dans les pratiques de création et les évolutions du marché, et anticipaient de fait l’arrivée de la désormais industrie artistique, aujourd’hui bien établie. Ces vocables, tel celui de curating, sont les signes tangibles d’altérations lentes, progressives mais irréversibles et continues qui atteignent les fondements des activités artistiques.
Les pionniers
Remontant aux sources qui petit à petit vont modifier la notion de commissariat d’exposition, Julie Bawin pointe la décision de Gustave Courbet, en 1855, de se désolidariser du Salon officiel et de son jury pour exposer en solo de son propre chef et à ses frais. Il organise de la sorte « une contre-exposition et sa commercialisation », ayant de plus « compris très tôt le rôle joué par la polémique dans la construction d’une réputation ». Il récidiva par une mémorable rétrospective en principe réservée aux artistes décédés. Par cette entreprise de déstabilisation du système en place, il inaugurait le principe de l’autoreprésentation. Édouard Manet lui emboîta le pas, suivi par d’autres dont « les futurs impressionnistes ». Cette pratique nouvelle engagea les artistes à un « renouveau scénographique » par l’octroi de « davantage d’espace et la présence de moins de tableaux ». De son côté, en 1990, Auguste Rodin pratiqua « l’autopromotion, voire l’autocélébration » en modifiant la présentation de ses sculptures. La vague transformatrice des expos et le principe de l’individualisation étaient lancés.

Faiseur d’exposition
L’étape suivante se situe « au début des années 1930 alors qu’André breton prend conscience du potentiel de l’exposition comme vecteur de diffusion des idées et de l’imaginaire surréalistes ». « L’exposition doit être une ‘création’ » en recourant à « une scénographie destinée à ébranler les certitudes des regardeurs ». Marcel Duchamp fut appelé à la réalisation et « ce fut la première fois qu’un artiste subsumait la totalité d’une galerie d’un seul geste ». Ces pratiques quelque peu iconoclastes se poursuivirent à New York et ensuite à Paris avant que ne domine progressivement « l’atmosphère clinique » selon Man Ray, désignant ainsi l’avènement du white cube. Suivra, notamment par l’exposition du vide d’Yves Klein, le principe « de l’exposition comme médium artistique » et la pratique « de l’in situ (…) qui s’imposa tel un nouveau modèle muséographique ». Le vrai basculement est cependant à mettre au compte de Harald Szeemann à travers son exposition Live in your Head : When the Attitudes Become Form, organisée en 1969 à la Kunsthalle de Berne » dont il était le directeur. Dans la foulée, Szeemann se proclame « faiseur d’exposition » et « fait naître une position qui fera rapidement autorité dans l’univers de l’exposition : celle d’auteur ». Redevenu indépendant, le désormais curator, poursuivra dans la voie entamée de maître d’œuvre que lui reprocha Daniel Buren, suivi par Robert Morris, au moment de la Documenta V de 1972. Quant à Bernard Fibicher, il traita « d’usurpateur » celui qui revendiquait « sa subjectivité d’auteur » et qui s’inspira néanmoins de pratiques d’artistes parmi lesquels on compte Marcel Broodthaers ou Boltanski. Au vu de ces dispositifs de monstration, Julie Bawin estime que « le curateur est celui à qui il est demandé et dont il est attendu qu’il œuvre à un projet pour lequel sa contribution créative et personnelle est suffisamment palpable pour le distinguer d’un commissaire ordinaire ». Elle cite dès lors Jan Hoet qui « intègre l’art dans la réalité quotidienne* » et une série d’autres personnalités, le plus proche de nous étant actuellement Hans Ulrich Obrist (HUO) qui se considère tel un « catalyseur » néanmoins omniprésent sur la scène internationale et contestable en certains de ses choix, Suzanne Pagé n’hésitant pourtant pas à le qualifier « d’être poétique qui donne de la hauteur aux choses ». Par ailleurs, il est considéré tel l’exemple même de « l’artiste curateur, amis et complice de nombreux plasticiens ».
L’artiste curateur
Cette position de curateur sera par la suite assumée par une vaste panoplie de personnes. Au fil des pages, on retrouve l’artiste-curateur qui impose « son autorité dans le champ de l’exposition » avec pour figure majeure l’artiste conceptuel Joseph Kosuth qui orchestre des expositions abordant « des questions théoriques et critiques sur l’art et, plus largement, sur la société ». Des modèles d’expositions qui finirent « par contaminer les pratiques muséales elles-mêmes », note l’autrice de l’ouvrage. Sont évoquées des figures telles Hans Haacke et Sophie Calle, ainsi que Danh Vo qui souhaite développer « un esprit collectif, sans jouer au démiurge qui instrumentalise les artistes ». Et l’autrice de poser une double question : « que se passerait-il si les artistes prenaient le contrôle et si on leur demandait de proposer un concept pour une exposition collective » de type Biennale internationale ou Documenta ? Les réponses divergent sensiblement mais quelques exemples dont celui de Kader Attia pour la Biennale de Berlin et celle de Jota Castro pour la Dublin Contemporary, montrent que la pratique est devenue une réalité jusqu’à la désignation du collectif indonésien ruangrupa à la direction artistique de la Documenta de 2022. Le tout non sans de solides polémiques ici relatées.
Multiplication des visions
La suite de l’ouvrage, à l’appui de nombreux exemples, montre à quel point la notion de curating s’est ouverte quasiment à tous les possibles et engage dès lors à des lectures ouvertes, plurielles et diverses de l’art et des expositions. Ainsi le philosophe Jean-François Lyotard conçut une exposition hybride à caractère philosophique située à « mi-chemin entre l’artistique, le documentaire, l’encyclopédique et le spectacle ». Ainsi d’expositions confiées à des romanciers, des écrivains dont Jean-Philippe Toussaint ou Michel Houellebecq. Ce qui fait écrire à Julie Bawin que « le curating est bientôt devenu une pratique à la portée de tous, depuis les vedettes du monde culturel et autres stars du showbiz jusqu’aux citoyens lambda et autres anonymes ». L’un des buts est évidemment de jouer sur le vedettariat pour attirer de nouveaux publics et si possible assurer un succès commercial. Une conception qui risque de se développer étant donné les coûts parfois faramineux des grandes expositions médiatiques et la nécessité de combler les restrictions bien en vogue chez nous comme aux États-Unis, des subsides officiels. Dans cet élargissement sans fin du principe de curating possible par tous et chacun, sont encore évoquées « des propositions curatoriales élaborées par le public », la « muséologie sociale », « l’outsider curating » qui vise à concevoir le musée comme un espace ouvert et inclusif, ou encore « le rôle thérapeutique qu’est susceptible de jouer une co-création curatoriale, et enfin la perspective de l’expo conçue et gérée par l’IA*².
Respect de l’œuvre
La question que l’on se pose en fin de parcours, alors que « le commissariat d’exposition peut in fine être l’affaire de tout un chacun » est celle du respect et/ou de l’instrumentalisation de l’œuvre d’art et de la démarche de l’artiste dans de telles entreprises de curating. On peut se demander si dans les cas multiples où intervient « l’industrie de l’entertainment » et les aspects commerciaux, la qualité intrinsèque d’une œuvre d’art et sa spécificité sont reconnues comme telles ou si elles sont-broyées par des considérations annexes non-artistiques. La réception d’une œuvre est certes en libre interprétation pour autant qu’une quelconque manipulation n’entre pas en jeu pour la pervertir, mais qu’au contraire le dispositif mis en place, si complexe soit-il et d’où et de qui il provient, soit la source d’un enrichissement.
C. Lorent
De quoi le curating est-il le nom ? Métamorphoses d’une pratique dans le champ de l’exposition de Jumlie Bawin. 136 p., ill. n/bl, collection essais, éd. La Lettre volée, 18€
Dans le même axe de réflexion, Julie Bawin est également l’autrice de L’Artiste commissaire. Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée. Editions des archives contemporaines, 2014.
L’autrice, Julie Bawin est professeure d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Liège, et directrice du Musée d’art contemporain en plain air du Sart Tilman à Liège.
*XXe siècle – L’art en Wallonie, Sous la direction de Serge Goyens de Heusch, 2001, Dexia – La Renaissance du Livre.
*²Dans cette perspective « d’intégrer l’art dans la réalité quotidienne », on notera que dès la fin des années soixante, via notamment l’émergence des Maisons de la culture en France initiée par André Malraux, à Bourges entre autres, des expositions éphémères d’art contemporain de grande envergure ont été organisées dans les espaces publics urbains fréquentés par tous et toutes, manifestations originales et audacieuses, à distinguer totalement de l’Art public et des expressions du Street art. De telles manifestations furent également organisées en Belgique.
*³Dans ce large répertoire des activités curatoriales des uns et des autres, on pourrait également citer les expositions organisées par des critiques de renom qui de cette manière prolongent concrètement leurs engagements. On pense notamment à Pierre Restany, Raoul-Jean Moulin, Alain Jouffroy ou Paul Ardenne pour la France. La Belgique comptant aussi quelques exemples.
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