« Compresseur », exposition de Daniel Turner au MACS

« L’oeil, le feu et la poussière »

Les grands lieux désaffectés, abandonnés voire en désolation inspirent Daniel Turner. Ce que le temps abîme. Ce que le temps sublime, l’attire. Son oeil repère les objets laissés là, sans valeur apparente si ce n’est qu’ils ont fait partie de la vie des gens qui travaillaient, passaient, vivaient là, en milieu collectif. Son oeil sélectionne, photographie ce qu’il reste du mobilier, de l’architecture, des matières, des traces. Il élira ensuite ce qui fait sens pour lui, ce qui réclamera transformation, passage par le feu pour devenir autre. Autre forme, autre volume, autre matière, autre empreinte dans l’espace. Autre langage.

Le projet au Grand Hornu a débuté il y a plus de deux ans. La prison de Forest, surpeuplée et insalubre, venait de clôturer sa mission pénitentiaire.  C’était un site parfait pour Daniel Turner qui va y choisir les éléments utiles à son ouvrage, à son discours. Radiateurs, matelas, tuyaux, tables de bois, poignées de portes, cruches de plastic seront parmi les objets élus. Certains garderont leurs formes initiales; d’autres passeront au Compresseur, seront transformées pour l’exposition. Des raclettes sales et usées seront posées côte à côte. Des couvertures seront serrées et ligotées en fagots.  De vieilles tables de travail en bois deviendront huile dans un flacon millimétré, essence mémoire des conversations tenues autour d’elles. Des clenches en laiton seront disposées en amas. Ces dernières à valeur hautement symbolique, dans le cadre d’une prison où le dedans et le dehors dépendent de leur activation, semblent échouées dans leur vitrine, comme en perte de leur pouvoir d’incarcération. Daniel Turner sensible à leur fonction et à leur matière les a aussi travaillées en les réduisant en poudre qu’il utilisera dans une autre salle du musée pour frotter un mur simulant la saleté apparaissant progressivement dans les lieux désinvestis. Les radiateurs eux seront fondus dans la fournaise d’un creuset et seront reconstitués en deux énormes barres d’acier. Un film retrace leur transformation, récit de leur passage par l’athanor. Si contempler la progression de leur réduction offre un intérêt, les retrouver installées à plat dans la grande salle centrale dite la Salle pont, est par contre décevant, les barres n’arrivant pas à répandre leur intensité, ni au sens propre ni au sens figuré. Manque le rapport à la chaleur qui se diffusait au sein des lames de chauffage de l’ancienne prison encore en activité. Manque le dialogue avec l’espace. Manque une présence.

Ce qui fonctionne bien c’est la première salle avec les vitrines reprenant les matières premières, ainsi que la salle où à la manière de Beuys, Daniel Turner a composé une installation à partir de matelas entassés contre un mur, vieux matelas meurtris et lacérés par le poids des nombreux corps qui ont défilé sur leurs housses, l’ensemble côtoyant cet autre pan de mur usé de frottements de paille de laiton. L’artiste a aussi reconstitué des taches au sol à côté de vieux tuyaux et bidons. Plus loin, des cruches en plastic sont regroupées sous une table recouverte de lambeaux de couverture. Le tout crée un lieu insolite où se rangent et s’arrangent minutieusement des objets détournés de leur emplacement initial mais qui distillent néanmoins la part de détresse vécue en milieu carcéral. L’odeur même des matériaux ajoute une touche de léger malaise qui colle bien à l’ambiance d’un lieu où personne ne voudrait sombrer.

Cette empreinte douloureuse de l’enfermement et de la folie d’un système en vase clos est particulièrement saisissante dans la petite salle en sous-sol. Là, une seule image lancinante perce le mur, perce le temps de son mouvement mécanique, perce l’absurde via le gros plan d’une aiguille de machine à coudre en pleine action de piquer à vide. Plan fixe du film sur le pied-de-biche qui ne cesse de s’agiter sans aucune issue pour fuir l’aliénation d’un travail répétitif.

Dans la dernière salle, Daniel Turner étreint le public avec quatre énormes écrans diffusant des photos noir et blanc. Au rythme d’une horloge dénichée dans la prison à l’abandon et que l’artiste a enregistrée, au rythme de l’oeil qui cligne, les images de l’institution désertée sont projetées. L’artiste explique avoir voulu plonger le public dans une installation où le regard ne peut capter toutes les images à la fois puisqu’une partie des clichés se trouve derrière lui. A l’inverse, les gardiens eux voyaient tout des détenus qui n’avaient aucune possibilité d’échapper à un contrôle visuel permanent. Privation de liberté, privation d’intimité… Dans le grand espace sombre et carré, les images hypnotisent. Défilent des cellules, des barreaux, des moisissures, des prises et des fils électriques décrochés, des latrines, des vestiaires, des tasses de café, des calendriers, des murs piquetés de crasses, des escaliers, des écritures sur les murs, des gravats, un jeu de cartes, des hautes fenêtres en ogives comme dans une église, des poubelles, des sommiers dressés, des étagères de dossiers, des flots de lumière, des peintures écaillées, des guirlandes de poussières, des grilles, des mots épinglés, des matelas, un jeu de dames, une micro cour, des plantes qui poussent, des portes désormais ouvertes… 

Compresseur condense les tensions d’un univers où personne ne rêve d’entrer. L’exposition, fruit d’un intense travail de l’artiste est à la fois radicale dans sa démarche et sa facture minimaliste et, à la fois émouvante quand affleure une forme de poésie, via l’âme des objets touchants car touchés de vie par le passé puis sous les mains de l’artiste, transmutés en oeuvres au présent. 

Judith Kazmierczak

Daniel Turner Compresseur Au MACS jusqu’au 6/04/25

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.