
Fort de sa subjectivité, l’art contemporain, loin de se vouloir une césure dans la trame du passé, tend à perpétuellement chercher, au cœur des limons de l’histoire, non point un reniement mais une régénération possible et nécessaire. En cela, l’artiste d’aujourd’hui, qui se targue de préserver une soif d’absolu, peut s’efforcer de maintenir dans son œuvre l’équilibre fragile entre la densité de l’instant et un certain conservatisme. Conscient du phénomène, le Centre Pompidou-Metz s’insinue, entre mémoire et présent, dans la faille ouverte de ce débat en réactivant une pratique que les siècles passés tenaient pour ordinaire et que le temps avait lentement reléguée dans l’ombre.
« À partir de l’œuvre de votre choix conservée parmi les collections du musée du Louvre, imaginez sa copie. »
Tel fut le mot d’ordre adressé par les commissaires Donatien Grau et Chiara Parisi à une centaine d’artistes de renom, français et étrangers, aux techniques et pratiques disparates. Invitation singulière, s’il en est, qui, en théorie, laisse à chacun la liberté non seulement de choisir, mais aussi de transfigurer un chef-d’œuvre du plus emblématique musée français par appropriation personnelle.
Dès lors, on nous promet point de pastiche, ni d’hommage compassé : les créateurs se seraient emparés de l’œuvre élue comme d’une matière vive. La scrutant, la désossant parfois, pour en extraire un écho libre censé être complètement affranchi de l’illustre original. Ainsi, toujours sur le papier, ces copies — qui n’en sont pas tout à fait — devraient acquérir une vie propre, détachée du modèle, mues par un regard, une sensation, un trouble qui se voudrait métaphysique. Or, ce que nous avons, en définitive, sous les yeux avec cette proposition, n’est rien d’autre qu’une perspective grevée par le désir maladroit de trop en faire et de tout embrasser.
Car, bien qu’adossé à un échafaudage théorique robuste, aux allures séduisantes de haute spéculation esthétique, le concept de ces « Copistes » ne parvient guère à se dépêtrer du marasme contemporain des expositions-jouets — ces parades désespérément attractives qui témoignent, plus qu’elles ne luttent, de la déréliction où s’abîme l’art contemporain.
Alors, qu’en est-il concrètement ? En toute logique, par endroits rares et bien circonscrits, subsistent malgré tout quelques œuvres justes. Des « copies » au sens noble du terme qui méritent qu’on s’y attarde. Je pense notamment à Samochaos, cette sculpture saisissante d’Humberto Campana, assemblage de fragments de fusain qui ressuscitent, dans une matière noire et friable, la silhouette de La Victoire de Samothrace. Une réinterprétation monumentale et vigoureuse qui impose sa présence charnelle tout en flirtant avec le fantomatique.
Plus loin, deux toiles de Rita Ackermann, Activités de jeunesse, reprennent Les Botteleurs de foin de Millet avec une énergie neuve. Le sujet, profondément ancré dans le réel, sert de colonne vertébrale à un geste pictural libre et brutal, traversé de belles tensions. Et puis, à quelques pas, l’excellent Georges Rouy présente The Witness, sa version des Scènes de massacre de Scio de Delacroix, en une lutte ouverte entre figuration et abstraction. La scène, peuplée de figures entremêlées en suspens, flotte entre violence retenue et effacement progressif, comme si l’histoire elle-même peinait à se maintenir en surface…
Ainsi, sporadiquement et très localisées, demeurent donc, évidemment, quelques sections valables et intéressantes, à l’image de l’entrée investie par Jeff Koons. Mais, malheureusement, ces segments n’arrivent jamais à nuancer le sentiment hautement foutraque qui se dégage de l’ensemble, ni ne sauraient atténuer l’impression générale de désordre bariolé propre à certaines kermesses.
À vrai dire, ce à quoi nous assistons ici relève moins de la trouvaille que de sa parodie. D’une allégeance à un populisme artistique automatiquement inféodé au diktat du sacro-saint ludique.
C’est ainsi que, parmi les pièces les plus périlleuses de cette exhibition, il faut citer les tableaux de Georges Tony Stoll et de Neïla Czermak Ichti, sortes de révisions enfantines et abordables des chefs-d’œuvre de Flandrin et d’Ingres. L’un s’attaque au Jeune homme nu assis au bord de la mer, en le réduisant à une pose convenue, délavée dans l’écume d’un symbolisme naïf ; l’autre repeint Roger délivrant Angélique en une parodie flottante, perdue dans les limbes d’un imaginaire au goût douteux. Ces deux toiles, qui contribuent avec zèle à la cacophonie visuelle et à la sensation lancinante de désordre, révèlent, sans même le vouloir, le gouffre vertigineux qui sépare les siècles dans leur capacité à représenter l’Idéal.
Mais que dire, dans le même registre, des croquis de Camille Henrot ? Des études inspirées de l’œuvre d’Ingres et de La Tour, qui n’ont pour elles que la fraîcheur suspecte d’une candeur involontaire. Là où l’on espérait une connexion, ne surgit qu’une impuissance, terriblement révélatrice de l’inexpérience du trait. La sculpture étant sa spécialité — et justement pas son violon d’Ingres —, sans doute eût-elle pu contrecarrer cette maladresse en conférant à son interprétation une densité sculpturale de bon aloi, une résistance, une gravité physique que le papier, hélas, lui refuse.
Au-delà des tableaux et croquis, au-delà même de ce « requin-pokémon » d’Enzo Cucchi, flottant dans les limbes d’un fond grisâtre parfaitement morne (je ne pouvais, en conscience, passer sous silence pareille apparition) — il convenait de clore sur ce que l’on pourrait nommer, faute de mieux, le délire poético-visuel de Julien Creuzet.
Sa fresque murale, affublée d’un intitulé tout en retenue: Louange sous ciel noir, méduse n’est plus dans le rhizome des météores (hallucination, Louvre, pariétal), se prétend librement inspirée de deux colliers de perles en coquillage d’époque indécise, du Saint Georges terrassant le dragon d’un peintre anonyme, du Dragon tourmenté de Martin Schongauer et (bouquet final) du Persée délivrant Andromède de Joachim Wtewael.
Le tout compose un panorama visuel si chargé, si fâcheux et si violemment artificiel que l’œil du spectateur, sollicité jusqu’à l’excès, vacille dès l’abord. L’artiste — dans un commentaire — évoque « un chant incantatoire, une cosmogonie fluide faite de mythes entrelacés et de mémoires diasporiques ». Au grand dam du spectateur, le résultat est rigoureusement conforme à la promesse.
Deux écrans plats diffusent en continu une bouillie de formes virtuelles fluorescentes s’entrechoquant avec frénésie tandis qu’à côté, un crustacé mutant — mi-anémone de mer, mi-cuirasse subaquatique — exhibe son armure-carapace faite de perles et de coraux, que n’aurait pas reniée le character designer des Final Fantasy.
En définitive, nous sommes dans l’obligation de constater qu’à Pompidou-Metz, dans le même édifice, se juxtaposent pour le moment deux tentatives inabouties malgré leurs qualités respectives : l’une stérile dans l’alourdissement inutile de son dispositif théorique, l’autre stérilisée par sa concession à un divertissement un peu vulgaire. Ainsi, plus bas, avec Un dimanche sans fin de Maurizio Cattelan, nous sommes en présence d’un concept inutilement complexe qui accouche d’une excellente exposition. Tandis qu’avec Copistes, deux étages plus haut, nous sommes donc, à contrario, les spectateurs d’une intention pertinente qui, fagocitée par la nécessité presque vitale d’être attractive au plus grand nombre (artistes comme spectateurs), engendre une exposition globalement médiocre.
Et ce ne sont ni le matériel didactique, d’une qualité pourtant indéniable et présenté avec grand soin dans le dépliant, ni la chanson composée pour l’occasion par Gérard Manset, qui parviendront à sauver l’entreprise de ce semi-échec.
Car dans cet exercice, Manset lui-même, cherchant à saluer les influences qui l’ont formé, ne réussit péniblement qu’à produire une réminiscence affadie de son souffle, l’ombre lasse d’une flamme qu’il porta jadis avec confidentialité, radicalisme et ardeur. Comme fatigué, il ne propose finalement ici qu’un pastiche de son style, devenant lui aussi, par une ironie acide et au grand désarroi de ses admirateurs, une silhouette qui lui ressemble de très loin.
Une silhouette qui chantonne faiblement dans un musée de copies — celles de ses propres fulgurances déchues.
Copistes – au Centre Pompidou-Metz – en collaboration exceptionnelle avec le musée du Louvre, du 14 juin 2025 au 2 février 2026.
Avec Rita Ackermann, Valerio Adami, Georges Adéagbo, agnès b., Henni Alftan, Ghada Amer, Giulia Andreani, Lucas Arruda, Kader Attia, Brigitte Aubignac, Tauba Auerbach, Mathias Augustyniak, Rosa Barba, Miquel Barceló, Julien Bismuth, Michaël Borremans, Mohamed Bourouissa, Glenn Brown, Humberto Campana, Théo Casciani, Guglielmo Castelli, Ymane Chabi-Gara, Xinyi Cheng, Nina Childress, Gaëlle Choisne, Jean Claracq, Francesco Clemente, Robert Combas, Julien Creuzet, Enzo Cucchi, Neïla Czermak Ichti, Jean-Philippe Delhomme, Hélène Delprat, Damien Deroubaix, Mimosa Echard, Nicole Eisenman, Tim Eitel, Bracha L. Ettinger, Simone Fattal, Sidival Fila, Claire Fontaine, Cyprien Gaillard, Antony Gormley, Laurent Grasso, Dhewadi Hadjab, Camille Henrot, Nathanaëlle Herbelin, Thomas Hirschhorn, Carsten Höller, Iman Issa, Koo Jeong A, Y.Z. Kami, Jutta Koether, Jeff Koons, Bertrand Lavier, Lee Mingwei, Thomas Lévy-Lasne, Glenn Ligon, Nate Lowman, Victor Man, Takesada Matsutani, Paul McCarthy, Julie Mehretu, Paul Mignard, Jill Mulleady, Josèfa Ntjam, Laura Owens, Christodoulos Panayiotou, Ariana Papademetropoulos, Philippe Parreno, Nicolas Party, Nathalie Du Pasquier, Bruno Perramant, Elizabeth Peyton, Martial Raysse, Andy Robert, Madeleine Roger-Lacan, George Rouy, Christine Safa, Anri Sala, Edgar Sarin, Ryōko Sekiguchi, Luigi Serafini, Elené Shatberashvili, Apolonia Sokol, Christiana Soulou, Claire Tabouret, Pol Taburet, Djamel Tatah, Agnès Thurnauer, Georges Tony Stoll, Fabienne Verdier, Francesco Vezzoli, Oriol Vilanova, Danh Vo, Anna Weyant, Chloe Wise, Yohji Yamamoto, Yan Pei-Ming
Et avec la participation spéciale de Gérard Manset
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