Ciel, montagne et listes de courses

Sabrina Montiel-Soto , The Container, 2025, bois et plastique, 88 x 122 x 43 cm, copyright de l’artiste.

Portée par Frédéric BIESMANS1 et Thierry GRUNDEY,2 des amis de longue date, la HU Galerie poursuit son aventure en tant qu’outsider dans le paysage des galeries bruxelloises. Inaugurée en juin 2024, la galerie – qui abrite aussi l’atelier de Frédéric Biesmans (°1971, Bruxelles, BE) – entend présenter des artistes avec lesquels une réelle affinité existe. Superposant “deux espaces où l’art sollicite son sens, l’atelier et la galerie”,3 la HU Galerie transgresse ainsi les mythologies qui leurs sont traditionnellement associées. Outre le principe d’autoreprésentation, l’enjeu est de façonner “un foyer de vie sociale”4 en offrant un espace de monstration à d’autres artistes, précisément en marges du “système officiel de l’art”.5 Ayant distancé le modèle établi de la galerie commerciale et celui de l’artiste-commissaire-solitaire, le duo fondateur revendique une approche expérimentale, décomplexée, mais néanmoins exigeante. Les propositions curatoriales portées par Biesmans-Grundey témoignent d’une quête de liens. Existants ou révélés par leur entremise, il s’agit précisément d’instaurer un dialogue entre différentes pratiques artistiques. En l’occurrence, la rencontre des univers poétiques d’Annick Lizein (°1973, Huy, BE) et de Sabrina Montiel-Soto (°1969, Maracaibo, VE) se trouve ici contrebalancée par l’apparente naïveté des céramiques émaillées de Philippine d’Otreppe (°1993, Orval, BE). Toutes trois artistes-voyageuses, établies à Bruxelles, signent le titre de l’exposition. Laissant la primeur à leurs noms, l’exposition qui aurait pu s’intituler “Ciel, montagne et listes de courses”, est à découvrir jusqu’au 08 janvier 2026.

Annick Lizein, Sans titre, 2022, huile sur toile, 180 x 160 cm, copyright de l’artiste.

Pour Annick Lizein, cette exposition représente une véritable plongée à travers son corpus d’œuvres, la sélection ainsi opérée, accède à une dimension rétrospective tant elle s’appuie sur ses premiers travaux de recherche consacrés – à la fin des années 1990 – au monochrome, pour ensuite distiller quelques-uns de ses sujets de prédilection, jusqu’à nous révéler des productions très récentes, datées, pour certaines, de cette année. Cette percée dans le temps dévoile une tentative incessante de représenter la disparition, non seulement dans des instantanés de paysages glanés au gré de voyages, mais aussi dans l’émergence de figures fantomatiques, fictives, héritées de l’enfance. Phénomène indicible, la disparition semble pourtant infuser la toile dans toute sa complexité. Façonnant ses œuvres par une superposition infinie de couches de peinture, l’artiste a progressivement délaissé le pur monochrome pour développer une pratique picturale oscillant librement entre abstraction et figuration. Si la technique initiale demeure encore très présente, la liquidité de la peinture l’emporte. Le geste s’affirme et parvient à capter l’essence-même du sujet. Plus encore qu’un espace d’introspection, la galerie offre ici un lieu de confrontation. Redécouvrir les peintures produites, retournées, entreposées, amoncelées dans l’atelier ; une entreprise sans précédent.

À travers une installation multimédia inédite, Sabrina Montiel-Soto associe également une ancienne œuvre-vidéo (LABO-ARTORIO, 2011) avec des productions spécialement conçues pour l’exposition (High Location et The Container, 2025). Saisissant la thématique de la montagne comme point d’entrée, l’artiste questionne ici le rapport entretenu par l’Homme avec son environnement naturel. Dans sa pratique, Sabrina Montiel-Soto nourrit son travail d’explorations, mais aussi de la collecte de divers fragments (pierres, livres, morceaux de bois, etc.), ensuite précieusement organisés dans l’espace de son atelier. Étirant ici le point le plus haut de la montagne au contact de l’immensité du cosmos, l’artiste utilise cette figure symbolique de départ pour asseoir de nouveaux récits et dénoncer ce besoin de contrôle que l’être humain peut avoir sur son environnement. Malgré son altération évidente – comme en témoigne la septième limite planétaire franchie – , notre époque actuelle démontre néanmoins une avidité persistante pour la conquête spatiale. Certes, l’approche scientifique a contribué à documenter, classifier, organiser notre compréhension du milieu naturel, mais cette approche a aussi accompagné une certaine distanciation émotionnelle. High Location (2025) se présente comme une série de sculptures, réduite à l’échelle de tubes de laboratoire glanés par l’artiste. Destinés à encapsuler tantôt des images collectées par Sabrina Montiel-Soto dans des Encyclopédies,6 tantôt des échantillons de matières minérales,7 les tubes sont apposés sur des plaques de verre ou des miroirs, structurant par conséquent un ensemble cohérent.

Philippine d’Otreppe, Pyramide alimentaire, 2025, céramique émaillée, copyright et crédit photographique de l’artiste.

Jamais sans son carnet de croquis, devenu au fil du temps un journal de bord, Philippine d’Otreppe s’y réfère pour chacun de ses projets. En 2023, elle monte une exposition personnelle, immersive et onirique, qu’elle intitule “Dreamy Picnic”.8 Ce projet d’exposition ouvre la porte à un travail de représentation de denrées alimentaires en céramique. C’est en répondant à l’appel à projets lancé par Marianne Lemberger9 que Philippine d’Otreppe a l’opportunité de poursuivre ces recherches. L’artiste a “carte-blanche” pour façonner un ensemble de céramiques émaillées, destiné à orner les listes de courses collectées par Lemberger, une décennie durant.10 Négligemment abandonnées, et vouées à disparaître, ces listes, précieusement glanées et conservées, accèdent à un autre statut. Matérialisant des espaces intimes, voire de correspondance, ces objets d’une étrange banalité se trouvent ici réinterprétés dans une forme poétique, immuable. Non sans évoquer un style hérité du pop art, les céramiques de Philippine d’Otreppe nous invitent à saisir la beauté de l’ordinaire et, convoquant notre imaginaire collectif, nous convient à un retour à l’enfance. Soigneusement choisis, les emballages désuets, comme la palette de couleurs participent d’une douce nostalgie.

Marion Cambier

“Annick Lizein, Philippine d’Otreppe, Sabrina Montiel-Soto”
Exposition du 16.10.2025 au 08.01.2026

HU Galerie
Chaussée de Vleurgat 124, 1050 Bruxelles
Du mercredi au samedi, de 10h00 à 18h00 (et sur rendez-vous au +32 498 15 20 55)
www.instagram.com/hu_galerie

1 Tailleur de pierre en restauration de monuments, sa pratique artistique s’oriente rapidement vers la sculpture et, plus particulièrement, la céramique.
2 Architecte de formation, spécialisé en insonorisation.
3 O’DOHERTY, Brian, “V – l’atelier et le cube : Du rapport entre le lieu où l’art est fabriqué et le lieu où l’art est exposé” dans White Cube : L’espace de la galerie et son idéologie [traduction : Catherine Vasseur, revue par Patricia Falguières]. JRP Ringier, 2020 (2008), pp.153-199.
4 Loc. cit.
5 BAWIN, Julie, “IV. Exposer son cercle : de l’artiste galeriste au curateur indépendant” dans L’artiste commissaire : Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Paris : Éditions des archives contemporaines, 2014, pp.56-70.
6 Objet de connaissance universelle par excellence, les Encyclopédies restent des références en matière de recherche documentaire, de culture générale et d’enseignement.
7 Comme la terre provenant du Grand Canyon, aux États-Unis.
8 Présentée dans le cadre de son atelier – une ancienne pharmacie Art Déco prénommée “L’Étoile Verte” – alors situé rue Blaes.
9 Étudiante-mémorante rattachée à l’Université de Lille.
10 Le projet collaboratif s’est concrétisé par une exposition intitulée “N’oublie pas les fonds de tarte”, présentée du 05 juin au 11 juillet 2025, à Boucan (Bruxelles).

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