Biospheric City de Xavier Mary: l’esthétique comme alliage

La lente disparition d’une mémoire ouvrière, écrasée sous le rouleau compresseur du capitalisme culturel et financier, devient aujourd’hui la norme de bon nombre de villes de la vieille Europe. Et malgré la flamboyance actuelle de son centre historique, Milan n’échappe pas à cette indéfectible règle, arborant un double visage : une prospérité éblouissante qui masque le déclin industriel de grande ampleur dont elle fut jadis le théâtre.
Car, en effet, dans les années 1970 et 1980, la ville vit ses usines s’effondrer une à une ; les friches envahirent les quartiers périphériques, tout comme la misère gagna les décombres de la prospérité. Et pourtant, là où d’autres cités s’éteignaient dans la poussière, Milan choisit de renaître. Elle s’ouvrit alors au souffle des affaires, de la mode et du design, s’enveloppant d’élégance, mais aussi d’ostentation. 

C’est donc dans ce contexte historico-urbain chargé que Xavier Mary installe son exposition Biospheric City, investissant un lieu loin d’être neutre : le très aristocratique Palazzo Borromeo.
Il faut savoir que la famille Borromeo, illustre lignée milanaise, y a laissé ses traces depuis le XIVᵉ siècle, oscillant entre un faste terrestre et une volonté d’élévation spirituelle. Dès l’entrée dans le palais, il est impossible d’ignorer les fresques aux couleurs fanées qui racontent la grandeur de marchands devenus banquiers ainsi que la puissance de princes et de mécènes pieux. Leur réputation, depuis le comté d’Arona jusqu’aux îles Borromées du lac Majeur, reste gravée dans la pierre et dans la végétation exubérante de leurs immenses jardins baroques.
Sur ces bases, se déploie dès lors un étrange dialogue entre toutes les strates séculaires de Milan. Ici, Progetto Ludovico, en bon orchestrateur patronné par le Groupe Dumarey (manufacturier européen de boîtes de vitesses pour véhicules de luxe) donne une coloration tout à fait intéressante à l’obsession futuro-décliniste de Xavier Mary, plasticien visionnaire hanté par le métal et la lumière artificielle. 

Il est vrai que, depuis ses premiers tâtonnements en volume, l’artiste n’a cessé de méditer sur la condition de notre civilisation post-industrielle. Chez lui, l’esthétique s’acoquine toujours à l’éthique, et toutes deux se penchent sur le cadavre encore tiède des machines qui, en leur temps, promettaient un Eldorado civilisationnel qui n’advint jamais. De cette ferraille refroidie, il tire une sorte de poésie seconde : celle du rebut, du vestige, de la tôle sanctifiée par la rouille et le chrome.
Derrière une beauté brute et faussement clinquante, son œuvre impressionne mais surtout interroge : que reste-t-il du manufacturé ? Peut-il enfin prétendre au Beau ? Et surtout: quel art peut naître des pelures d’un système qui a participé à son propre déclin ? Par la même, Mary ne se contente pas de ramasser et de réorganiser harmonieusement des matériaux industriels. Non. Tel Paul Morand dans L’Homme pressé, il y greffe une pensée : une critique souterraine de la mécanisation, de la vitesse et du vide. 

Dès lors, sous la voûte de cette idée, le visiteur traverse d’abord, en entrant, les salles de fresques, où persiste une clarté d’or usé ; puis, au centre, jaillit la brillance des sculptures. L’installation maîtresse et monumentale, un édifice fait de boîtes de vitesses de camions, impose d’emblée une rigueur mécanique qui se déploie en langage sculptural. Le métal, poli et retravaillé par la main de l’artiste, retient la mémoire de l’industrie et de ses gestes. Chaque boulon, chaque engrenage, inscrit dans sa rotation figée une histoire ouvrière, conversant en silence avec les fresques Borromeo, souvenirs d’une ville réglée par la noblesse et ses ordonnances antiques.
S’entrechoquant au design bourgeois de la joaillerie Antonini Milano, ces cités, ces tours de récupération figées sur leurs socles parallélépipédiques luisants, imposent leur présence par une nature double. Elles s’élèvent comme des sculptures au souci constructiviste, à la limite de l’abstrait, et pourtant sont saturées d’une figuration identifiable, où les échos d’un monde post-apocalyptique se mêlent aux effluves électriques d’un cyberpunk naissant. La lumière glisse sur leurs surfaces, révélant ici une arête, là une crevasse, tandis que l’œil, entraîné par la géométrie rigoureuse, se perd dans l’illusion d’une beauté mécanique, glacée et équivoque.
Enfin, la salle où figure le dessin mural Sorrows of Dark Enlightenment (une réinterprétation des joies et des peines de la Vierge Marie par Lodovico Pogliaghi) offre une conclusion ténébreuse à l’ensemble. La Vierge, en unefigure à la fois consolatrice et spectrale, et les visages humains, tendus entre lumière évanescente et ombre persistante, rappellent que la modernité, si brillante soit-elle, n’est jamais complètement innocente. 

Ainsi, à la lumière de ces références, Biospheric City peut s’envisager comme un hymne singulier à Milan, célébrant tour à tour ses ruines glorieuses et le patchwork de sa modernité. Mais l’exposition se distingue surtout comme un lieu étrange où s’embrassent des éléments que le monde commun tient pour irréconciliables. Là réside, en vérité, l’une de ses beautés cachées : faire coexister, en une harmonie antinaturelle, l’aristocratie, la bourgeoisie et le prolétariat, tout en sondant avec audace la complexité sociale née de leurs interactions mutuelles.
Évidemment, dans la réalité sensible, ces trois catégories s’opposent, s’entredéchirent, se manipulent dans un ballet cruel et incessant, où la domination et le ressentiment tissent leur loi immuable. Mais, sous la neutralité souveraine de l’esthétique, elles se retrouvent enfin, semblables aux pièces d’un puzzle qui s’assemblent sans friction. Puzzle dont l’œil, les sens et l’esprit déchiffrent l’organisation invisible. Un puzzle du Beau, dans sa rigueur, sa sensibilité et ses excès; fondu en un parfait alliage des trois catégories. 

Il est, au final, toujours émouvant, voire presque miraculeux, de constater que, malgré les conflits historiques et intestins, l’Art conserve ce curieux mais puissant pouvoir : réconcilier l’inconciliable.

Jean-Marc Reichart 

Biospheric City, solo exhibition at Antonini Milano, Palazzo Borromeo, Milan 
Curated by PROGETTO LUDOVICO
and Julia Rönnqvist Buzzetti for Antonini Milano 
September 17 – January 12, 2026 
With the support of Groupe Dumarey, Wallonie Bruxelles International and SPACE Collection 

Piazza Borromeo 12 – 20123 Milan
Tuesday, Wednesday, Thursday
10:00 am – 1:00 pm / 2:00 pm – 6:00 pm

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