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Je vois dans le paysage un garçon sauvage. Ses flancs creux et de longs cheveux blonds qui flottent au vent.
Il marche le long d’une rue qui monte qui monte. Au loin, une montagne derrière une colline et la suivante. Tout en parcourant la distance à franchir avant d’arriver au sommet, exsudant une énergie peu commune lors de la traversée des zones marécageuses de la plaine du Pô et d’hectares de parcs nationaux, dans le fracas des torrents, le garçon s’est fait homme, poursuivant sa route en lacets, et l’homme a aujourd’hui pris l’aspect d’un vieillard au poil ras. Les bouquetins observent cette force de la nature qui chemine en compagnie des loups, des daims, des sangliers et des ours. Il ne cherche pas à atteindre le sommet par les moyens du peintre, dans la perspective d’un futur qui serait comme une grâce. Il ne prête attention qu’à ce qui est voué à la disparition, ce qui semble insignifiant, les déchets, les pourrissures. Il sait que les morts sentent bon.
Les habitants du village ont appris qu’il se prénomme Eugène tandis qu’il apprend, lui, à parler et écrire en italien, parce que le Piémont est plurilingue et que c’est là qu’il habite désormais neuf mois par an : la vie qu’il mène quotidiennement consiste à entretenir ses deux potagers, à s’isoler dans sa maison pour écrire ou dans le bâtiment séparé du fenil pour peindre et dessiner. Le fenil ? Quatre murs, un toit qui goutte, des rondins de bois posés ici et là dans un espace sans électricité.
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Ainsi donc, c’est à la lumière du jour qu’il passe premièrement sur la surface d’un épais papier de grand ou de petit format, selon ce qu’on lui a procuré, un chiffon mouillé de couleur pour obtenir un fond uni. Le papier absorbe la couleur et alors qu’il a séché, le peintre trempe un bout de bois dans un pot de peinture, assemble quelques taches, forme des gribouillis et trace autant de minuscules signes calligraphiques sur le papier accueillant l’agencement chorégraphique qui finit par structurer ces motifs abstraits selon différents rythmes et des couleurs contrastées. Le b.a.-ba. de la technique au service d’une matière de rêve qui n’a, quant à elle, rien de rudimentaire dans sa conceptualité.
C’est parce que son ami Didier, le galeriste qui se soucie de commercialiser ses œuvres de plasticien, lui a demandé de les signer qu’Eugène Savitzkaya y consigne, au dos ou dans un coin ses initiales. Dissout dans l’immédiateté de son existence, les traces laissées par ses activités artistiques témoignent de son art de vivre : discret, fondamentalement pulsionnel et intense. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant, sans argent et à l’écart de toute actualité médiatique, fou civil et trop poli, ce prodigieux poète rimbaldien est un prophète dont chacune des créations nous fait la promesse formelle d’un nouveau monde.
En préparation dans le domaine littéraire, un recueil de poèmes explorant le thème et le vocabulaire de l’Anatomie, ainsi qu’un « roman » à paraître aux éditions de Minuit, bâti autour de l’idée dantesque du Paradis.
A voir actuellement à la galerie Didier Devillez sa modeste présentation de quelque soixante pièces à l’état brut, sans encadrement, passe-partout ni vitre antireflets (sinon sur demande).
Catherine ANGELINI
Exposition Eugène SAVITZKAYA
Du 22 février au 15 mars 2025
Galerie Didier DEVILLEZ
53, rue Emmanuel Van Driessche
1050 Bruxelles
galeriedidierdevillez.be
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