
À la suite de l’article « Art Public à l’épreuve du réel : activation à Bouillon » paru dans Flux News #97, p. 28, voici le complément en images et quelques notes de mon parcours dans la ville de Bouillon à la poursuite des œuvres intégrées dans l’espace public par la triennale Art Public.
Voici les apparitions dans l’ordre de ma marche : Vue du château-fort depuis le jardin de Bouillon
Pour le passant, tout pourrait bien commencer par la lecture anodine d’un avis à la population, après un espresso — bon, mais trop cher — pris à la table des Sépulcrines.
Intervention de MAXENCE MATHIEU. SANS TITRE. Localisation : Centre-ville :

Cinq vitrines rouges ont surgi dans l’espace urbain, mimant les dispositifs d’information publique.
Leur efficacité visuelle et symbolique contraste avec l’absence de contenu identifiable, activant une ambiguïté flottante. À l’affût, j’ai cru déceler une course improvisée de pédalos vers 15h — sans pouvoir dire si elle avait vraiment eu lieu. Ce doute persistant révèle la superposition entre réalité et fiction, entre ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas. L’œuvre de Maxence Mathieu semble moins ajouter quelque chose à la ville que dérégler temporairement notre manière de l’habiter.
L’incertitude et le questionnement sont réintroduits au rythme du marcheur. Je traverse le pont de Liège et amorce ma montée vers le château-fort, en bonne touriste d’un jour, appareil photo dégainé.
Intervention de OLIVIER SONCK. FAIRE LE TORDU MONDE ET REVENIR SE TAIRE. Localisation : rue de la Prison :

Accrochée au-dessus de la Semois, cette banderole noire semble reprendre les codes d’une propagande inquiétante : lettrage gothique, format illégal, tonalité martiale. Pourtant, le message dérape en poésie absurde. L’effet est ambigu : on croit lire un slogan, on bute sur un jeu de mots. L’œuvre interroge l’héritage des formes de pouvoir, mais aussi nos projections politiques et affectives sur le monde – entre empathie, exotisme et repli.
Intervention de CHARLES-HENRY SOMMELETTE. SANS TITRE. Localisation : Rue du Nord, 1 :

En longeant le cinéma local … Entre les affiches du cinéma, un paysage silencieux se glisse en format panoramique : teintes grises, lumière éteinte, comme un écho discret au noir et blanc. L’ensemble dialogue avec l’esthétique du CinemaScope, entre saturation et effacement.
Intervention de ANNE-MARIE KLENES. ENCYCLIE. Localisation : Jardin du Musée Ducal (place Ducale, 1 – accès via l’esplanade Godefroy de Bouillon) :

Depuis la terrasse en surplomb, en continuant la montée, on aperçoit l’installation en ardoise d’Anne-Marie Klenes dans le jardin fermé du musée. Demander à rentrer dans l’enceinte du jardin permet de percevoir tous les effets de la lumière et de la météo sur les pierres. Le choix du matériau venu d’Espagne, rappelle autant notre passé que notre réalité contemporaine.
Intervention de LEO LUCCIONI. NOBILITAS BRANDI – LES ARMES DU PRÉSENT. Localisation : Esplanade Godefroy de Bouillon (entrée du château) :

Accroché au-dessus de la porte principale du château de Bouillon, ce faux blason m’a d’abord semblé authentique, en parfaite harmonie avec l’architecture médiévale. Ce n’est qu’en m’approchant que j’ai perçu les logos de grandes marques, incrustés dans la pierre comme des armoiries modernes. Cette dissonance discrète, presque invisible au premier regard, m’a frappée : elle met en lumière le lien étrange entre mémoire historique et pouvoir économique contemporain. Dans cette ville où le passé est mis en scène pour attirer, mais où le tissu industriel s’est effondré, l’œuvre m’a paru questionner avec acuité les formes actuelles de domination.
Intervention de OLIVIER SONCK. LIEBE ÜBER ALLES. Localisation : Esplanade Godefroy de Bouillon :

Placée entre la statue de Godefroy de Bouillon et le château, cette seconde œuvre d’Olivier Sonck rejoue les codes du pouvoir : typographie martiale, bouclier métallique, slogan ambigu. Le regard circule du mot à la figure héroïque, puis à la forteresse. Derrière un message d’amour se profilent l’histoire coloniale, les détournements idéologiques, et une inquiétante actualité politique.
Intervention de LUCAS LEFFLER. ICONORUIN. Localisation : Champ L’Evêque :



D’abord perçue comme une simple esplanade de détente, prise entre un pont et une plaine de jeux, l’œuvre m’est apparue, en m’approchant, comme un paysage sculpté, palimpseste de géologie et de mémoire. Elle inscrit discrètement les traces des conflits, passés et présents. Les blocs extraits des carrières locales dialoguent avec des pierres venues de la région d’Israël : leurs veines, leurs gravures, leurs teintes se répondent comme autant d’échos aux collections des musées voisins, hantées par les récits de croisades. Ce dialogue des matières fait remonter à la surface les strates d’un passé violent qui résonne douloureusement avec les massacres actuels. L’œuvre semble digérer et recomposer des éléments historiques, géographiques et sociaux pour réactiver, au sein même de cet espace de loisir, des interrogations profondes sur la culture, le patrimoine, les hiérarchies entre les lieux et entre les êtres.
L’intervention de Lucas Leffler me ramène sur la route qui mène au centre-ville et traverse les deux bastions (jadis fortifications militaires) dans lesquels Mikail Koçak est intervenu.
Voici les apparitions dans l’ordre de ma marche :
Intervention de MIKAÏL KOCAK. YOU END I. Localisation : Boulevard Vauban (bastion de Bretagne et bastion du Dauphin) :

Voici les apparitions dans l’ordre de ma marche : l’œuvre de Mikail Koçak frappe par la manière dont elle détourne subtilement les signes familiers de l’espace urbain. Derrière l’humour visuel et le clin d’œil aux festivités annuelles, ou du message personnel rendu public (« t’inquiète ») par les néons au-dessus des entrées, on ressent une tension plus sombre en passant sous les bastions : une critique voilée, mais bien réelle, d’un climat politique où les discours identitaires deviennent menaçants — même lorsqu’ils se cachent derrière une façade accueillante, notamment avec le panneau de circulation « Chez nous ». Rien n’est gratuit, tout semble convoquer les usages passés ou présents du lieu, comme ce porche où l’on imagine une voiture passer, fantôme d’un car-wash. L’artiste semble aussi invoquer la pensée du care (ici le respect et l’attention à l’Autre) dans l’enseigne marchande pour interroger l’état de notre société, tout en pointant une volonté politique de marginaliser, voire d’éteindre, le monde artistique et culturel, considéré à tort comme inutile.
Intervention de MARIE ZOLAMIAN. LE JARDIN SANS SOLEIL. Localisations : Rue Georges Lorand, 4 / rue des Casernes, 7 / rue de l’Hospice, 5 / rue des Bastions, 4 :

Dispersées sur les façades, les figures de Marie Zolamian apparaissent comme des esquisses agrandies de carnet de croquis, des enluminures persanes presque effacées, relevées à la feuille d’or. Elles se découvrent en creux, en cherchant du regard, comme on découvre des petites toiles dans les musées.
Intervention de GILBERT FASTENAEKENS. SITE II. Localisation : Rue des Bastions, 1 :

Proche de l’une des interventions de Marie Zolamian, à l’arrière d’un bâtiment communal : une photographie agrandie de Gilbert Fastenaekens. Une photographie d’un mur aveugle fixée sur un autre mur aveugle. On y lit une répétition absurde, presque ironique, des incohérences urbaines, comme si la ville se regardait elle-même à travers ses impasses architecturales, une géométrie involontaire, une forme de poésie issue de l’échec, du non-fini — un palimpseste discret où l’esthétique naît du non-pensé.
Anna Ozanne
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