par Véronique Bergen.
A l’occasion de la parution de Sextropolis. Anita Berber und das wilde Berlin der Zwanzigerjahre, un essai biographique d’Armin Fuhrer sur l’artiste allemande Anita Berber, il m’a semblé urgent d’évoquer les multiples facettes d’une danseuse, actrice qui fit de son œuvre et de sa vie une ode à l’excès et à la démesure.
Danseuse souveraine, chorégraphe révolutionnant la danse, artiste de cabaret, actrice, mannequin, icône de l’avant-garde underground, Anita Berber (1899-1928) est l’une des figures les plus scandaleuses, les plus transgressives de l’âge d’or de la scène berlinoise sous la République de Weimar. Née à Leipzig en 1899, fille de la chanteuse de cabaret Anna Lucie Thiem et du célèbre violoniste Felix Berber qui divorcera quand Anita avait trois ans et demi, élevée par sa grand-mère, elle meurt en 1928, à l’âge de vingt-neuf ans, au terme d’une vie d’excès, d’addiction aux drogues, minée par la tuberculose. Incarnation de la liberté d’être et de créer, peinte par Otto Dix qu’elle fascinait, Anita Berber entendait « danser la mort, la maladie, la grossesse, la syphilis, la folie, le handicap » comme elle le confie à un journaliste. Avec Sebastian Droste, un poète et danseur homosexuel avec qui elle se maria, elle mit en scène le spectacle expressionniste Danses du vice, de l’horreur et de l’extase, un anti-décalogue des perversions qui donnera lieu à un recueil de poèmes-pantomimes et de dessins.
Excellente danseuse, elle suit l’enseignement de Jacques Dalcroze avant d’apprendre la danse moderne et la pantomime à Berlin auprès de Rita Sachetto, une disciple d’Isadora Duncan. De son premier solo, Danse coréenne en 1917, aux spectacles dont elle signa la chorégraphie, dansant avec son partenaire Sébastien Droste (Danses du vice, de l’horreur et de l’extase) ou son second partenaire, Henri Châtin Hofmann (Naufragés, Danse de l’érotique et de l’extase), elle renouvela le langage chorégraphique, creusant les thèmes de l’érotisme et de la mort dans une veine expressionniste, créant, après Mata Hari, Adorée Villani, des performances où elle évoluait nue. Costumes marqués par l’orientalisme, le cubisme et l’extravagance, musique moderne, mise en scène d’un corps jouissant, enivré, défoncé, érotisé, pris dans les tableaux vivants du sadomasochisme et de l’excès, volonté de délivrer les secrets de l’obscène et des paroxysmes pulsionnels, de choquer le bourgeois…
Ayant suivi des cours à l’école de théâtre Maria Moissi à Berlin, sa carrière d’actrice fut météorique, aussi brève qu’intense. Elle fit ses débuts au cinéma en 1918 dans les films de Richard Oswald qui fut son mentor et lui offrit quelques rôles mémorables. Nous sommes à l’âge du cinéma muet, de sa magie reposant sur l’invention d’un langage, de sujets, de découpages techniques, d’une dramaturgie. Le réalisateur la fit jouer dans La Maison des trois filles à marier, Histoire de Dida Ibsen adapté de Margarete Böhme, où on la voit évoluer, pythonisse, avec un python autour du cou, Peer Gynt adapté d’Ibsen, Le Tour du monde en quatre-vingt jours adapté de Jules Verne, Différent des autres, un des premiers films évoquant l’homosexualité, appelant à sa reconnaissance, Cauchemars et hallucinations où Anita Berber crève l’écran, Prostitution. La maison jaune (avec Magnus Hirschfeld comme conseiller technique), Faite pour la nuit et enfin, Lucrèce Borgia. Celle qui incarna une danseuse, une putain, une esclave fut aussi à l’affiche d’une quinzaine de films du cinéma expressionniste, notamment Le Comte de Cagliostro de Reinhold Schünzel, Lucifer d’Ernest Jahn, Vie ratée de Maurice Armand Mondet, Le Docteur Mabuse de Fritz Lang, Maquillage de Fritz Kaufmann. Au théâtre, elle apparaît dans Un jeu de rêve de Strindberg.
Berlin lors de la République de Weimar.
C’est sur une scène plus grande que les planches et l’écran qu’Anita Berber évolue, faisant de son existence les tableaux mouvementés d’une oeuvre d’art, dynamitant les frontières entre l’esthétique et la vie. Des rituels sadomasochistes aux sortilèges de la cocaïne, des opiacés et de l’alcool, de la prostitution aux frasques les plus excentriques et les plus irrecevables, cette étoile des milieux interlopes aura tout expérimenté. Surnommée la « reine des neiges » en raison de sa consommation pharaonique de poudre, icône de la libération sexuelle, elle connut de nombreuses idylles saphiques, notamment avec Marlene Dietrich. Performeuse cherchant l’outrance, sur scène et dans la vie, elle fit de sa nudité une arme, un glaive, interpréta « Morphine », une chanson qui devint un tube, flirta avec la délinquance, fonda sa propre troupe. Au cœur de la libération artistique et sexuelle qu’expérimente Berlin dans les années 1920, elle milite par le scandale permanent en faveur d’une émancipation des mœurs, des pensées et des manières de vivre. Lointaine précurseuse du punk, de sa veine provocatrice et rebelle, rousse, elle se teint les cheveux en rouge, se fait des shoots de morphine en public, dans les restaurants. Ses performances érotiques, son esthétique proto-gothique-punk, sa vie de diablesse, de junkie « pècheresse et dépravée » inspirèrent Karl Lagerfeld, Ingrid Caven, Nina Hagen, laquelle réalisa une performance Anita Berber. Klaus Mann, qui la fréquenta, écrit d’elle : « elle n’avait pas seulement besoin de scandaliser la morale, mais aussi de se mettre physiquement en danger ».
« On était en 1924 et Anita Berber était déjà une légende. Elle n’était célèbre que depuis deux ou trois ans, mais c’était déjà un symbole. Des jeunes filles perverties copiaient la Berber, toutes les meilleures cocottes voulaient lui ressembler le plus possible. Érotique d’après-guerre, cocaïne, Salomé, dernière perversité : de tels concepts ont formé le rayonnement de sa gloire. Cela dit, les connaisseurs savaient qu’elle était une excellente danseuse. », Klaus Mann, Souvenirs d’Anita Berber (1)
Quatre décennies avant les Actionnistes Viennois, avant le butô — « danse des ténèbres » —, elle place son corps au milieu du dispositif esthétique, l’érigeant en manifeste contestant tout ce qui l’emprisonne, les normes sociales, morales, religieuses, sexuelles. Le régime bourgeois des corps les discipline, les castre, les enrôle dans des prescriptions qui étouffent la part sauvage des êtres. La nudité, le travestissement en homme, le maquillage outrancier, le commerce de son corps, la prostitution comme proposition politique, les étreintes, le saphisme, le sadomasochisme sont autant d’expérimentations sur soi qui interrogent la matière corporelle, les pulsions, le non-verbal, le brouillage du masculin et du féminin, de la vie et de la mort. Au corps façonné par la société, par le bio-pouvoir, elle oppose un corps qui terrasse les contrôles que les instances (famille, école, église, système économique…) exercent sur lui. Se refaire une corporéité de cris et d’affects, se réapproprier un organisme confisqué par un système d’éducation, par le marché du travail, ce sera pour Anita Berber en altérer le régime ordinaire par les drogues, modifier les états de conscience. Avant toute chose, le corps incarne le creuset de l’inconscient, le siège des désirs, ces désirs auxquels le Berlin des années folles donne la parole.
Par la désarticulation des postures, les torsions, les déséquilibres, les asymétries de la danse moderne, par le grotesque du cabaret burlesque et l’expressionnisme de pantomimes qui forcent le trait, ses créations chorégraphiques (dont elle crée les costumes), ses solos pourraient porter le titre générique donné par le danseur de butô Hijikata Tatsumi à une de ses créations : La rébellion de la chair (1968). Rappelons que les pionniers et les premiers représentants du butô tels que Hijikata Tatsumi s’inspirèrent de l’expressionnisme allemand. Avec Anita, toute danse réveille la danse des démons, les pulsions d’une époque et, en son essence, s’affirme comme métamorphique, suscitant des devenirs que l’artiste traverse. Pour réveiller l’esprit, il faut dynamiter les carcans, les corsets qui emprisonnent le corps, se frotter à l’hédonisme décadent, aux penchants obscurs et à la violence des instincts. Celle qui fascina le couple Martha et Otto Dix livra, en 1922, avec Sébastien Droste dans Danses du vice, de l’horreur et de l’extase, les tableaux de leur anti-catéchisme. Dans ce spectacle qui fit scandale, elle incarnait la danse du fouet, du monde des rêves, dansait la poupée, « la femme aux sept masques », Astarté sur une musique de Tchaïkovski, la tentation, la chaleur de la morphine irradiant les veines, les visions de la folie, le sang tandis que Sébastien Droste performait le martyr de Saint-Sébastien — icône gay—, la maison de la démence, le fils du roi égyptien. A deux, ils s’engagèrent dans une danse théâtralisée mimant les cristaux de cocaïne qui explosent l’esprit et le corps, le tout sur une musique de Camille Saint-Saëns ; à deux, ils performèrent les poupées de Lotte Pritzel, le suicide sur une musique de Beethoven ou encore la nuit des Borgia sur fond de Rachmaninov.
« Ô morphine, mon beau poison !
Viens, insinue-toi dans mon sang !
Je vis, je meurs par ta lotion !
Sur ma peau une odeur d’encens…
Je crève de danser comme ça !
Douce morphine qui pénètre
Au son de mon nom Anita,
C’est l’extase de tout mon être », Anita Berber.
Le manifeste d’Anita Berber se condense dans un « pour en finir avec le régime dominant, ordinaire, imposé, appauvri du corps ». Que ce soit dans ses créations ou dans la vie quotidienne, ses apparitions devaient provoquer un choc visuel sur le public, frapper la rétine, l’ouïe, l’imaginaire, la perception, l’émotion. Le principe sous-jacent affirmait la destitution de l’agencement des signes officiels qui définissent un corps normé et, par là, la libération des forces qui couvent sous la muraille sémiologique. L’esthétique du scandale, miroir d’un scandale de l’esthétique, reposait sur une mise en danger de soi et un électrochoc infligé aux spectateurs. Parler d’esthétique du scandale ne signifie en rien réduire la première au second mais désigne le mouvement par lequel on pousse les registres de l’art dans une veine intensive dotée du pouvoir de déstabiliser le public. Ce qui doit faire bouger les idées, les perceptions passe par les nerfs, par une attention à une corporéité désentravée. L’ailleurs qu’Anita Berber sécrète en ses performances est un ailleurs sensoriel, organique. La technique de la danse, du jeu se dépasse au profit d’une nouvelle manière d’être au monde.
L’esthétique expressionniste.
L’esthétique expressionniste dans laquelle Anita Berber s’inscrit révolutionne le langage de l’ensemble des arts au début du XXème siècle. Dans le domaine des arts plastiques, l’expressionnisme allemand délivre la peinture des règles académiques, brise les codes de la représentation et du réalisme. Son avènement coïncide avec une période de crise préfigurant la Première Guerre mondiale. Balayant l’exigence d’objectivité et l’horizon du naturalisme, rompant avec l’impressionnisme, les artistes laissent exploser leur vision subjective des choses, une vision dominée par un climat d’angoisse, de peur, de violence intérieure, qui se traduit par un vertige des formes. Illustré par Edward Munch, par le mouvement Die Brücke avec Kirschner, Emil Nolde, Erich Heckel, par le groupe d’artistes Der blauer Reiter avec Franz Marc, August Macke, Kandinsky, présent dans les œuvres d’Otto Dix, de George Grosz, Max Beckmann, Schiele, Kokoschka, le courant expressionniste fut mis à l’index par le régime nazi qui le condamna en tant qu’« art dégénéré ». Ce mouvement influença également les autres domaines artistiques, la musique (deuxième école viennoise, Arnold Schönberg, Alban Berg, Anton Webern, musique sérielle, dodécaphonisme, Busoni, Hindemith, Bartok, Scriabine, dissonances, contrastes dynamiques, « psychogrammes », c’est-à-dire notes de l’inconscient, notes psychiques non stylisées…), la danse (Mary Wigman, Harald Kreuzberg, Valeska Gert…), le théâtre (Ernst Toller…), la littérature (Gottfried Benn, Georg Trakl…), le cinéma. Le Cabinet du docteur Caligari (1920) de Robert Wiene signa le coup d’envoi d’une esthétique expressionniste marquée par la théâtralité, le spectral et un climat fantastique. A côté de Robert Wiene (Raskolnikov, Les Mains d’Orlac), le courant donna naissance aux œuvres de Murnau (Nosferatu, le fantôme ; Faust, une légende allemande ; Tabou…), Fritz Lang (Docteur Mabuse, le joueur dans lequel Anita joua, Die Niebelungen, Metropolis, M le maudit…), Paul Wegener (Le Golem…), Paul Leni…
Les créations, le jeu d’actrice, les danses d’Anita Berber reposent sur une esthétique expressionniste qui recherche l’intensité dramatique, l’extériorisation d’émotions, les points de tension, une mise en espace des conflits. Rompant avec l’artificialité et la codification des gestes, des mouvements de la danse classique, la danse moderne entend revenir à un ancrage naturel, privilégie l’improvisation, une gestuelle de la dissonance, de la contorsion, une traduction corporelle du cri primal. Ce langage expressionniste, Anita Berber le pousse jusqu’à l’outrance, défiant la ligne de l’acceptabilité, évoquant le monde des marginaux, des fous et des cabossés, passant au crible de la satire les conventions sociales, les travers de la classe étriquée des bourgeois. Cabaret, pantomime, danse, film forment un moyen d’action sur les consciences qu’elle soumet à un déluge atomique. La stylisation agressive est une guerre menée contre l’esprit conservateur, contre le nationalisme, les valeurs belliqueuses et puritaines. La vitesse ou la langueur du corps, la virulence des mises en scène ou la lascivité d’une séduction lilithienne composent une machine de guerre (au sens de Deleuze et Guattari) contre les formes de domination mentales et socio-politiques. Naître au monde, c’est, pour Anita, être projetée sur la scène d’un théâtre-bordel dont elle explorera la démesure.
Sa construction d’un « corps sans organes » (Artaud) toxicomane et taillé dans l’excès exigeait sa refonte anatomique et énergétique. Par là, elle scellait un pacte avec la déconstruction du corps, sa déchéance accélérée, sa fin prématurée. L’autre histoire possible du corps, de la pensée et du vivre, du rapport entre la chair et le verbe qu’elle mit en œuvre ne pouvait que fulgurer comme une comète, se consumer dans les feux des instincts. Sous-tendu par une revendication active de la dépravation et de la décadence, le voyage intérieur dans des régions placées sous le signe de l’orgie (éros, paradis artificiels, conduites acquises à la démesure…) ne pouvait qu’être bref. Le suicide à grands feux se présente comme le chemin le plus court vers l’orgasme. Les titres de ses chorégraphies, de la vingtaine de poèmes-pantomimes écrits avec Sebastian Droste l’attestent : leur mystique conjoint l’horreur et l’extase, l’obscène et le sublime, la luxure et la sainteté noire. Anita Berber s’est bâtie une vie-performance, un corps-laboratoire synthétisant de la morphine pure, un personnage qui finira par avoir sa peau.
Ses performances dansées entrent dans des zones de convulsions, s’avancent dans les contrées d’un voyage au bout de l’enfer, entre exhibitionnisme à effets sismiques et dédale de personnages multiples habitant l’extrême. Dans cette recréation des origines — les siennes et celles de l’humanité —, Anita Berber décloisonne les arts, mais aussi la frontière entre l’art et la vie, s’approchant d’un théâtre de la cruauté au sens où l’entend Artaud, à savoir un rituel de souffles et d’éructations gestuelles sauvages. La scène sur laquelle elle déambule circonscrit un espace-temps qui libère les potentialités d’un corps désaliéné, affranchi du conditionnement social, de l’aliénation par le travail. Son corps s’engage dans un dérèglement rimbaldien de tous les sens, se réinvente et affronte ses branchements avec d’autres corps, avec le sadomasochisme, avec des substances psychotropes, avec le haut et le bas, l’ivresse des cimes et des abysses. La recherche de plaisirs démesurés ne devient ni un impératif catégorique ni le premier commandement d’un nouveau décalogue. La Babylone des jouissances manifeste une danse avec, contre et pour la mort, un appétit pour la vie qui inclut une fièvre autodestructrice.
Anita Berber, terreur des bourgeois.
Berlin avait besoin de sa putain, d’une reine de la canaille. L’oiseau de nuit Anita Berber endossera pieusement le rôle. Entre ses mains, la pornographie devient une fronde qui décapite les statues des Commandeurs de la morale, un dispositif de créations, de choix de vie et d’actes qui ôtent les chaînes que le pouvoir appose à ses sujets. L’agencement subjectif dans lequel Anita Berber se meut est étroitement dépendant des interdits et des lois qu’il transgresse. Le chant de l’obscène a besoin de l’image d’épinal du vertueux. S’employer à incarner les péchés capitaux, c’est se tenir dans un espace de pensée qui a besoin de la survivance de ce qu’il bafoue. La parodie des bienséances et des convenances demeure tributaire de la maintenance de ces dernières. Un arc relie Anita Barber à Divine. Avant que les drag queens et les drag kings ne deviennent un phénomène marginal de société intégré dans la machine à tout recycler que représente le néolibéralisme, les outrances de Divine (icône flamboyante, trash de la drag queen qui joua notamment dans les films de John Waters) sont logées à la même enseigne que les excès barbares de la Berber. Ce n’est pas parce qu’ils sont venus avant la mise en place d’un spectaculaire intégré qu’Anita Berber, Sebastian Droste, Divine forment une constellation d’irrécupérables (une irrécupérabilité, certes, relative, Anita Berber ayant été recyclée dans la mode, la pop culture) mais en raison de la radicalité de leur esthétique. De nos jours, l’underground assagi, réduit à un bien de consommation, amputé de son énergie subversive, est un produit qui se vend bien. Neutralisé, dégriffé par les marques, par l’industrie de la mode, du divertissement, il est coté en bourse, épingles de sûreté des punks coulés en or massif, haschich distribué sous forme d’hosties, drag queens ou créatures marginales réduites à un code-barres, coulées dans le moule des influenceuses promouvant telle ou telle marque de make-up, de fringue, de gadgets, incarnations dociles, pâles et inoffensives d’un divertissement planétaire généralisé.
Si, pour Anita Berber, les règles ne sont là que pour être bafouées, jamais elle n’élèvera le dérèglement frénétique au rang d’une nouvelle règle. En effet, Anita Berber ne se laisse pas prendre au piège de l’autojustification. Sa rébellion viscérale contre l’autorité, contre la morale se coule dans l’anarchisme. Sur scène, elle incarne sa vie, ses démons, ses rêves, ses crises intérieures au diapason d’une société en crise. Avec Sebastian, elle a dansé l’esclavage, la syphilis, la folie, la mort, le métissage, les rituels SM. Portant parfois des vêtements d’homme, paradant en des tenues extravagantes, la cocaïne brûle ses parois nasales et, à chacun de ses passages, Anita sème l’esclandre. Son ouistiti perché sur son épaule observe ses frasques, les cocktails que sa maîtresse avale, sniffe, s’injecte. Crises éthyliques, abandon à l’éther, à l’opium, à la morphine, passes dans la rue pour s’offrir ses doses et affirmer sa liberté de déranger, sexualité débridée, triolisme, sadomasochisme, disputes pharaoniques avec Sebastian, avec Henri, avec ses amantes, avec elle-même, sauf avec son singe qui, sur son épaule, monte la garde, amours saphiques avec Susi Wanofkski, Celly de Rheidt et d’autres… La jeunesse imite l’allure, copie le style vestimentaire de la star underground du cinéma muet et de la danse. Anorexique, trop défoncée, jamais à jeun, la Berber… le cinéma lui ferme les portes. Elle teint ses cheveux en rouge en harmonie avec son sang de camée, ses veines fiancées à la seringue. Sa vie n’est qu’un tourbillon, une dilapidation d’argent, d’énergie, un potlatch, une orgie. Pétage de plombs en public, incarcération, faux en écriture et menues escroqueries pour lesquels on la condamne à l’exil avec Sebastian Droste. Sebastian vole ses bijoux et s’enfuit aux États-Unis, le couple infernal implose. Tournée au Moyen-Orient avec Henri avec qui, par provocation, elle scelle un troisième mariage, misère, rapatriement d’urgence en Allemagne, tuberculose qui la mine alors que Sebastian, mort également de la tuberculose, n’est plus de ce monde…
Terreur des bourgeois qui voyaient en elle l’Antéchrist, renversant les piliers de la morale et de la religion, pionnière de performances artistiques qui questionnaient les soubassements de la métaphysique occidentale et les régimes des corps, elle a érigé sa vie au rang d’œuvre d’art maudite. Mythe de la bohême berlinoise, celle « qui allait trop loin » meurt, fauchée dans la fleur de l’âge, à vingt-neuf ans. Son décès signe la mort d’une époque, la fin de l’avant-garde berlinoise que le national-socialisme accusera d’être la Babylone de tous les vices. La crise économique et sociale ravage le pays. La République de Weimar vit ses dernières heures ; les scènes artistiques, intellectuelles, les communautés homosexuelles de Berlin lancent leurs ultimes feux. La vague réactionnaire, la peste brune s’apprêtent à effacer de la scène de l’Histoire la révolution culturelle et politique de Weimar taxée de décadente, de contre-nature et de dégénérée par les chantres du nazisme.
Le concept a-conceptuel creusé par la vie-œuvre d’Anita Berber, c’est celui d’un fauve qui rugit, qui virevolte. Ses affects, c’est la danse au-dessus des précipices, la perversion comme art des crachats lancés à la face de la Loi. Si elle entend influer sur l’époque, la changer, elle agit avant tout sur ses propres limites corporelles et mentales. Elle caresse la provocation, fait rimer coït et défonce opiacée, saphisme et impiété, frénésie et danse du suicide. La justice, la liberté qu’elle invente passent par la pratique d’une séduction à la Lilith et d’une destruction des convenances, par les retrouvailles avec l’animalité et la défense des droits des minorités, des homosexuels, des lesbiennes, dans un mélange d’attrait du gouffre et de poésie de la survie.
in Flux News, n°96, novembre, décembre, janvier 2024/2025.
[1] Klaus Mann, Souvenirs d’Anita Berber, in Anita de Lilian Auzas, trad. L. Auzas, Paris, Ed. Hippocampe, 2018, p. 89-90.
Quelques ouvrages sur Anita Berber :
Armin Fuhrer, Sextropolis. Anita Berber und das wilde Berlin der Zwanzigerjahre, BeBra Verlag, 2024.
Lilian Auzias, Anita, Ed. Hippocampe, 2018.
Lothar Fischer, Tanz zwischen Rausch und Tod. Anita Berber, 1918-1928 in Berlin, Heude & Spener, 1984.
Lothar Fischer, Anita Berber. Göttin der Nacht, Ebersbach, 2006.
Lothar Fischer, Anita Berber. Ein getanztes Leben, Hendrik Baessler, 2014.
Mel Gordon, Seven Addictions and Five Professions of Anita Berber, Feral House, 2006.
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