ANDY WARHOL ET LES SUPERSTARS DE LA FACTORY

in Flux News N°96, printemps 2025.

par Véronique Bergen.  

Plutôt qu’approcher les « superstars » de la Factory à partir du centre Andy Warhol et de la collaboration filmique entre Andy Warhol et Paul Morrissey, je les aborderai dans leur singularité, leur autonomie, leurs créations même si l’astre qui les mit en scène, autour duquel elles gravitèrent un moment a pour nom Warhol. J’évoquerai les girls de la Factory, un syntagme qui indique tout à la fois l’appartenance à un espace mouvant, expérimental et la reconnaissance de celles qui, à côté d’autres acteurs et artistes, en furent les stars. Laboratoire du pop art warholien, du cinéma underground, scène musicale où régnaient le Velvet Underground et Nico, lieu de vie et d’expérimentations, paradis des drag queens et des « freaks », la Factory fondée par Warhol en janvier 1964 fut, durant des années, une plaque-tournante d’événements, de créations, la version mythique et noire-argentée du mythe hollywoodien. Dans ce microcosme, des personnalités venaient et partaient dans un roulement de vagues, superstars fabriquées par Warhol et auto-fabriquées dans une orgie de substances artificielles, d’inventivité, de désarrois psychiques et d’autodestruction. Certaines « superstars » brillèrent des années sous le ciel silver de la Factory avant de se réinventer à la mort de Warhol en 1987, d’autres furent brisées en plein vol.                 

Au fil des années, le collectif compta au nombre de ses artistes ou de ses superstars l’acteur Paul America, devenu une icône gay, l’acteur sex-symbol Joe Alessandro, l’actrice trans Candy Darling, l’acteur-performeur-transformiste et ensuite écrivain Jackie Curtis, le danseur-acteur Eric Emerson, le photographe-poète-réalisateur Gerard Malanga, le décorateur et photographe Billy Name, l’acteur et écrivain Taylor Mead, l’acteur Louis Waldon, les musiciens Lou Reed, John Cale, Sterling Morrison, Moe Tucker du Velvet underground, le danseur, acteur, musicien Fred Herko, l’acteur surnommé Ondine, le dandy et futur manager Chuck Wein, l’acteur et étoile gay Mario Montez, le poète John Giorno, le réalisateur, photographe Paul Morrissey, l’habitué des lieux et le dealer Rotten Rita, l’actrice trans Holly Woodlawn, l’actrice Andrea « Whips » Feldman, l’actrice, mannequin et muse Edie Sedgwick, l’actrice Bibbe Hansen, l’artiste Brigid Polk, les actrices « Baby » Jane Holzer, Jane Forth, Ingrid Superstar, International Velvet, Naomi Levine, Mary Woronov, la chanteuse Nico du Velvet underground et de l’après Velvet, devenue actrice, l’actrice et ensuite peintre Viva, l’autrice-écrivain Mary Woronov, l’actrice-musicienne Rubyn Lynn Reyner, l’écrivaine Valerie Solanas…  

Épicentre de l’underground, théorème anti-Hollywood.

Le laboratoire artistique et existentiel de la Factory synthétise de nouvelles formes de vie, un mélange de dandysme cynique signé Andy Warhol et de révolution underground. Une visée de gloire sous l’horizon d’un anti-Hollywood. Un ensemble de créations graphiques, cinématographiques, musicales qui explorent le mécanisme de la production d’images, les mondes de l’homosexualité, des travestis, de la came, de la folie. Pour lancer son superstar system underground, pour faire de la Factory l’épicentre de l’avant-garde new-yorkaise, y produire des expositions, des fêtes sulfureuses, des concerts, des projections, des tournages, Andy Warhol conjoint la jet set fortunée et sa galerie de génies en marge, de paumés, de toxicomanes, de drag queens. Dans ce temple qui entend faire du paraître la loi de l’être, les talents artistiques des girls et boys, des iels de la Factory importent moins que l’onde de choc que leur érection au rang de superstars, de mythes éphémères, génère.

Dans cet agent collectif d’énonciation, des personnalités aussi créatives que fragiles se côtoient, disparaissent sur fond de ruptures et de tragédies. Autrice du Scum Manifesto, le 3 juin 1968, Valerie Solanas tire sur le pape du pop art qui, grièvement blessé, survit. Sous la machine Warhol, sous cette surface vidée de ses émotions, sous ce corps zombie, elle voit que du sang continue à circuler. Scum Manifesto (acronyme « Society for Cutting Up Men ») brandit un texte pamphlétaire, épileptique qui, n’appartenant pas au féminisme radical, en appelle à l’émasculation, à l’élimination physique de tous les hommes, à l’exception des auxiliaires masculins. Micro-bombe à retardement, le Manifeste Scum et la figure tragique de Valerie Solanas, en proie à des troubles borderline, clocharde, addicted à la came, disparaissant sans laisser de traces, inspireront le cinéma (la réponse warholienne dans Women in Revolt, Carole Roussopoulos, I Shot Andy Warhol de Mary Harron, Ovidie), la littérature (la renversante fiction La Faculté des rêves de Sara Stridsberg, traductrice du SCUM Manifesto en suédois, Andrea Lung Chu…), le théâtre (Sara Stridsberg, Stéphane Arcas, Mirabelle Rousseau…), le rock (Lou Reed, Manic Street Preachers…), se verront loués ou accusés. Des militants trans pointeront la transphobie du texte, la vision d’un binarisme et d’une essentialisation des genres, des féministes dénonceront l’alliance de misogynie viscérale et de misandrie, un sexisme inversé.

Perché depuis janvier 1964 au cinquième étage du 231 East de la 47ème rue, déménageant en 1968 à Union Square West, la Factory a ses reines éphémères, ses belles de nuit qui crèvent l’écran des films de Morrissey et Warhol, qui crèvent leurs veines de substances illicites, dont Warhol capte les désarrois, les tourments, le génie pour les coucher, les transvaser dans des films expérimentaux. Billy Linich dit Billy Name recouvre les murs d’aluminium, le Velvet Underground avec Lou Reed, John Cale, Nico s’y produit, sur le canapé — objet fétiche des films de Warhol -—, les superstars se succèdent, Gerard Malanga et Warhol créent des sérigraphies, des poètes déclament leurs textes, des mannequins se pavanent, des dealers assurent leur business et approvisionnent en stups, Ondine emplit le lieu de la voix de La Callas, les fêtes éclatent, orgiaques et métalliques, Bob Dylan, Tennessee Williams, Dali, Robert De Niro, Truman Capote, William Burroughs, Joseph von Sternberg, Rudolf Noureev… fréquentent l’endroit tandis que Marilyn sérigraphiée en couleurs vives étincelle de beauté. Une beauté que Warhol, grand pontife funèbre, immerge dans une mort colorée.

©photo, Gerard Malanga

Candy Darling, Edie Sedgwick, Brigid Polk, Ultra Violet, Viva, Nico…

  Tout se crée et se décrée très vite dans la flamboyance des marges. Vedette des films Flesh, Women in Revolt, jouant aux côtés de Jackie Curtis et de Holly Woodlawn, apparaissant dans Lady Liberty, dans La Mort de la Malibran de Werner Schroeter, Candy Darling, née James L. Slattery, est foudroyée par la leucémie en 1974, à l’âge de vingt-neuf ans, des complications dues à ses injections d’hormones. Lou Reed, Antony and the Johnsons, d’autres, rendront hommage à l’icône trans dévorée par l’obsession Marilyn. Alter ego d’Andy Warhol, étoile underground, mannequin, actrice superstar dans près de quinze films de Warhol, interprétant son propre rôle, sa vie dans le film culte Ciao ! Manhattan de John Palmer et David Weisman, éblouissante de beauté, de grâce, de dons, divisée entre Warhol et Bob Dylan, ravagée psychiquement, prisonnière des démons de son enfance, petite fille riche, muse excentrique, Edie Sedgwick mourra d’une overdose à l’âge de vingt-huit ans (je renvoie à la fiction que je lui ai consacrée, intitulée Edie, la danse d’Icare, Ed. Al Dante, 2013). Créatrice d’une œuvre multiforme, élément-phare de la Factory, Brigid Berlin dite Brigid Polk s’illustre lors de sa période warholienne par son Cock Book, son Tit Book aux titres explicites, par l’enregistrement de sa vie au jour le jour, ses photographies, entre speed et luttes contre des troubles obsessionnels compulsifs, catharsis élaborée patiemment au travers du prisme de l’art.

Certaines des superstars sont happées par la nuit, emportées par leurs folies, leurs dérives, leurs abandons à la déesse came, à la prostitution. C’est le cas d’Ingrid von Schefflin dite Ingrid Superstar qui, après avoir tourné dans des films de Warhol entre 1965 et 1967, s’évapore l’année 1987. Jouant dans Trash, dans Heat, Andrea Feldman sera internée puis, ultime performance, se défenestrera en 1972, saut de l’ange avec une bible et un crucifix dans les mains. Parmi celles qui remplacèrent l’icône Edie Sedgwick, la mannequin Susan Bottomly dite International Velvet joua entre 1966 et 1969 dans quelques films de Warhol (Since, Superboy, Chelsea Girl, Midnight Cowboy) et quitta rapidement la Factory. Isabelle Dufresne, connue sous le nom d’Ultra Violet, superstar française de Warhol dès 1964, se lancera dans une carrière de peintre, signera ses mémoires (Ma Vie avec Andy Warhol). Le nom d’égérie est trompeur. Les muses sont souvent des co-créatrices qui repygmalionisent leur Pygmalion ou des créatrices à part entière. Janet Hoffmann, connue sous le nom de Viva, surnommée la Garbo de Poche ou encore Dolce Vita, passa des films de Warhol au cinéma indépendant, incarnant à l’écran son personnage anticonformiste, son art des excès sexuels, toxicomanes, et se lancera par la suite dans l’écriture (notamment la rédaction de son autobiographie sulfureuse, Superstar underground) et la peinture. Bibbe Hansen, la plus jeune des superstars joue, à l’âge de treize ans, dans Prison. Après avoir collaboré aux films de Warhol, elle se consacrera à la musique. Nico, mannequin, chanteuse, actrice, quittera le Velvet Underground, inventa, accompagnée de son harmonium, une musique renouant avec les chants de la Terre, les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale, jouera dans les films de Philippe Garrel, mariée à l’héroïne, aux fantômes, avant de mourir à Ibiza d’une chute à vélo.

La composante tragique de la tribu Warhol touche bien d’autres personnalités. Le 27 octobre 1964, bourré de LSD, offrant une performance du suicide, le danseur, acteur, musicien Freddie Herko, dansa nu sur la Messe du Couronnement de Mozart avant de s’écraser cinq étages plus bas. La phrase prononcée par Warhol lors de son décès fit scandale : « Pourquoi ne m’en avait-il pas parlé ? Nous serions allés pour le filmer ». L’avalement dans l’ultra-noir faisait partie des sortilèges, la caméra de la Factory tournait en perdant de nombreux de ses acteurs. Les décès tragiques se succèdent, ne formant qu’un seul drame battant sous l’esthétique glacée de Warhol, morts d’Edie Sedgwick, d’Andrea « Whips » Feldman, de Candy Darling, de Freddie Herko, d’Eric Emerson, danseur et musicien retrouvé sans vie dans la rue à côté de sa bicyclette en 1975, descentes aux enfers, disparitions inexpliquées…

Montrer l’envers de l’empire américain.

Andy Warhol ausculte l’inconscient des États-Unis, lui renvoie le miroir de son système de signes axé sur le productivisme et le consumérisme. Il entend bousculer l’establishment en faisant de l’art le médium d’une reproduction froide et clinique des emblèmes et objets-fétiches de consommation. Conçu comme un agencement à démystifier et remythifier, comme une machine à freaks, l’underground devient le symptôme souterrain d’un système dominant qu’il double par un univers parallèle. Un univers hanté par ce qu’il double.

Sur la surface glacée du pape Warhol, Viva, Edie Segwick, Ultra Violet, Candy Darling injectent leur révolte, leurs désirs parfois aspirés dans une spirale destroy, insufflant le jusqu’auboutisme de l’affect dans l’esthétique warholienne du désabusement. Warhol convoitait la réversibilité de toute chose. Ses superstars lui donneront de l’irréversible. De la mort non soluble dans des boîtes de soupe Campbell. L’empire américain, le monde n’ont plus pour existence qu’un ersatz de réalité avalé par le règne des écrans dont Warhol montre l’envers du décor, les reptations des fantasmes et des pulsions, la vacuité et l’absurde. Héritier de Marcel Duchamp, il déconstruit les arts, le cinéma, la peinture en s’appuyant sur l’opérateur bovaryen de l’ennui, en enregistrant le beat des mondes de l’homosexualité, de l’inceste, du sadomasochisme, de la démence et du tragique orgiaque. Son langage plastique, ses innovations formelles, il les emprunte au monde de la publicité. Absence de directives, de scripts précis, de répétitions : les acteurs doivent jouer ce qu’ils sont, se fondre dans la surface de la pellicule, accomplir les gestes de la vie quotidienne, sans plus de frontières entre l’existence et le tournage, entre le personnage et l’acteur qui endosse un rôle. D’être multipliés, les visages de Marilyn, Liz Taylor, Jackie Kennedy perdent leur unicité, leur singularité, leur énergie vitale et trahissent la mélancolie et le cynisme d’un univers déshumanisé, standardisé. Leur reproduction mécanique signe leur meurtre. Warhol a découvert que l’image était le plus efficace des serial killers. Un piège parfait, sous l’apparence de l’innocence. Si le critique Gary Indiana parle de la Factory comme d’une « Église du Pénis Inimaginable » dans laquelle Warhol jouait le rôle de confesseur et les personnalités fragiles qui l’entouraient les pécheurs, d’autres portent un regard plus sombre et plus critique sur le maître des lieux, prince d’une Cour bigarrée, expert en manipulations, en excommunications et en exclusions, poussant les gens à exprimer leurs tourments, leur débâcle intérieure, assistant à leur désintégration. 

En 1963-1964, les anti-films Kiss, Eat, Blow Job, Sleep enregistrent la vision warholienne d’un monde évidé, réduit à sa surface : immobilisme d’un baiser, trente minutes durant lesquelles Robert Indiana ingurgite un champignon, focalisation sur le plan d’un acteur à qui un acteur hors champ fait une fellation, six heures de pellicule, d’un montage de séquences qui captent le sommeil de John Giorno, amant de Warhol… Suivront une soixantaine de films, dont Batman Dracula (1964), Empire qui s’étire sur huit heures durant lesquelles on peut vaquer à d’autres occupations, Poor Little Rich Girl avec Edie Sedgwick (qui, dans la filmographie warholienne, joue aussi dans Kitchen, Beauty n°2, Space, Screen Test 1 et 2, Vinyl, Restaurant, Outer and Inner Space, Chelsea Girls, *** (Four Stars)), Tub Girls ; I, a man (1967), Lonesome Cowboys, Blue Movie (1969))…

Le Pop art, un anti-orphisme.

Le geste, la proposition warholienne consiste à inclure l’art et l’existence dans une marchandisation généralisée et sans dehors. Les objets quotidiens, la banalité sont propulsés au rang de mythèmes de la mythologie américaine. Avec le cycle The Exploding Plastic Inevitable, Andy Warhol conjugue le rock du Velvet Underground au happening. Les désirs troubles, les conflits psychiques, les désarrois, les appétits sexuels qui éclatent sur la pellicule sont l’expression brute d’un réservoir émotionnel, d’une forge inconsciente que les acteurs et les actrices libèrent en performant leur propre vie sous l’œil-caméra du vampire. Pygmalion cannibale, Warhol dissout les corps, les visages, les mots d’Edie, d’Ultra Violet, de Viva… dans un continuum filmique qui les vide de leur intériorité. Le rejet des normes cinématographiques va de pair avec la subversion des normes sociales : la signature marginale de films qui rompent avec les codes, les visées, les ressorts du cinéma dominant, de l’empire du divertissement épouse la marginalité de superstars qui jouent ce qu’elles sont devant celui qui rêvait d’être une machine. Dans les années 1960, le popisme de la Factory remplit frénétiquement le programme de mener l’art dans les cercles d’une guerre menée contre ses fondations symboliques. Le sang de sa pop philosophie, Warhol le trouve parmi les individus hors normes qui l’entourent, des personnalités atypiques et adeptes des extrêmes dont, voyeur, il observe l’effervescence, l’élévation et la chute, captant l’aura de camés, de paumés, de saints noirs qui, souvent, se brûlent les ailes. Au travers de ces officiants d’une liturgie de l’autodestruction, Warhol visualise les expressions d’une mort qu’il ne cesse de révéler, agissante au cœur de l’univers de représentations devenues purs simulacres. « Sans les fous et les drogués bavassant sans fin et faisant leurs trucs dingues, je craignais de perdre ma créativité » confie Warhol dans un entretien. Beautés blondes, brunes ou rousses planant sous LSD, défoncées au speed, à l’héroïne, Chelsea girls sur fond de photogénie, de style et d’excentricité érigés en vertus théologales, minimalisme des films invaginant le temps du cinéma dans le temps réel, plans fixes ou épileptiques, cadrages style délirium tremens, prises de son brouillées…

Les overdoses, les suicides, la tentative d’attentat dont Warhol fut victime résonnent comme autant d’effractions du réel dans le tissu halluciné de jours et de nuits sous substances. La tribu de la Factory pousse le théâtre de situation dans un happening permanent dont les films de Warhol prolongent la prose de l’illogique, de l’inaudible et de la destruction de la possibilité du récit. Les mutations que le pop art et la Factory impriment à la séquence historique allant des sixties aux eighties dressent la scène d’un anti-orphisme : les lyres d’Orphée se sont tues et l’enfer convoité luit comme une bouée de sauvetage.   

Machinisme warholien et stars gadgets.

La pop philosophie warholienne repose sur l’intensité neutre et froide de ses créations revendiquant l’anesthésie des émotions et des expressions. Cette neutralisation, cette robotisation des affects littéralement sérigraphiés s’avance paradoxalement comme le produit d’une hypertrophie de l’intensité vitale des personnalités qui jouent dans ses films et créent au sein de l’usine underground, de la Factory. Pop art et pop philosophie implosent le règne de la signification et de l’interprétation. La ligne froide de la logique warholienne s’alimente des labyrinthes des lignes bouillonnantes de ses superstars : le modèle de la Factory est celui d’une mécanique des fluides et d’une thermodynamique à l’âge de la cybernétique. L’exaltation lyrique, schizophrénique, névrotique, toxicomane, fantasque des modèles, des acteurs et actrices se parachève en un plan impersonnel et machinique au travers duquel Warhol convertit les expériences subjectives, traumatiques et les épreuves existentielles d’Edie Sedgwick, de Viva, de Candy Darling en un théâtre d’opérations désubjectivées. Les sentiments, l’amour, les affects que Warhol bannit dans son art et dans son existence, il les enregistre auprès de Gerard Malanga, d’Ondine, d’Edie et en fait des images réifiées, insensibilisées, retournant la chair des superstars en désincarnation. 

Dans le mouvement où les superstars passagères, transitoires, remplaçables, sont réduites à des marques publicitaires, à des ready made, les boîtes de soupe Campbell, le Coca-Cola, les Kellog’s, le Brillo sont érigés au rang de stars. La reproduction des biens de consommation, la répétition sérielle d’images plongées dans des teintes acidulées ne font qu’un avec l’itération machinique de « stars » produites comme des gadgets. Vidées d’elles-mêmes, aspirées dans l’extase de la transparence et de la disparition en tant qu’êtres, les superstars crèvent en crevant l’écran à la manière dont Warhol choisit de mourir à lui-même pour n’être qu’une machine. Le rêve américain finit sur les chaises électriques qu’il a explorées dans ses œuvres. Comme l’écrit Jean Baudrillard, « Il faut suivre les voies inexorables de l’indifférence et de l’équivalence marchandes et faire de l’œuvre d’art une marchandise absolue. Confronté au défi moderne de la marchandise, l’art ne doit pas chercher son salut dans une dénégation critique (car alors il n’est que l’art pour l’art, c’est-à-dire le miroir dérisoire et impuissant du capitalisme et de la fatalité de la marchandise), mais en renchérissant sur l’abstraction formelle et fétichisée de la marchandise, sur la féerie de la valeur d’échange — devenant plus marchandise que la marchandise » 2.

L’envers d’un art devenu « plus marchandise que la marchandise », c’est la mort des « superstars » qui nous l’offre. La dénomination hyperbolique et parodique de « superstars » dévoile qu’elles sont des junks. Des déchets, des bulles de néant. Telle est la leçon qu’assène le moraliste Warhol, la démontrant par la trajectoire mortifère de ses acteurs. Il fallait qu’ils, elles, iels meurent pour que son théorème soit validé. Machine de guerre contre le monde des raisons et des valeurs, la pop philosophie dilue dans l’empire du simulacre le matérialisme de l’ici-bas et les arrière-mondes. Vidé de sa substance, de sa fondation et de son ontologie, le monde flotte dans un réseau de signes ayant phagocyté les objets qu’ils représentent. Le devenir objet des subjectivations, la fabrication de superstars d’un jour mettant en lumière la folie d’Hollywood, du rêve américain, n’est qu’une étape vers un devenir machinique. Warhol impose à l’art une déviation dans ses procédés et ses buts. Le carburant de l’esthétique — à savoir, les superstars qui font de leur vie une œuvre d’art souvent météorique — concourt à la production de créations qui invalident les échelles de valeur et l’étalon du vrai. La fétichisation d’objets concrétisant le vide passe par la mise en œuvre d’un dandysme cynique, d’un culte de l’artificiel hérité de Baudelaire.

Le « warholia system » et Duchamp.

Dans le sillage de Duchamp, le « warholia system » repose sur une subversion, voire une invalidation des catégories du jugement esthétique, mais aussi sur une manière d’élargir, voire d’imploser le concept d’art. Les deux opérations se rejoignent dans un mouvement d’auto-proclamation de ce qui relève de l’art et, par là, de généralisation du concept posée a priori. Warhol, comme tant d’autres artistes par la suite, ne fait que déduire les conséquences du système posé par Marcel Duchamp. Le « tout est de l’art » (pourvu que le geste soit auto-proclamé et relayé par des réseaux institutionnels, communicationnels) va de pair avec une extension de l’esthétique au champ de l’existence : le matériau humain composé des personnalités des superstars d’une année, d’un jour ou d’une heure se présente comme l’attestation du « faire de sa vie une œuvre d’art ». Portée à des degrés divers, selon des courbures différentes, la rébellion des girls de la Factory a pour noms une contestation des normes sociétales et du système, un féminisme offrant de grandes variations dans ses expressions, l’affirmation plurielle de visages de la féminité (galmour, hyper girlie, butch, queer, trans…), un culte de la fête, du potlatch qui conteste le monde du travail, une expérimentation du corps, de l’excès sensoriel au travers de la sexualité, de la drogue, des conduites à risque. Cette subversion du régime de l’existence et des formes de création s’accompagne d’une nouvelle inscription dans le temps, d’un rapport spécifique à la durée. Cette spécificité se définit par la mise en œuvre d’une vitesse qui conjoint speed et catatonie, danse du feu et implosion, intensification de l’instant et absorption du maintenant dans un présent éternel. La perception du temps vécu n’est pas modifiée de façon périphérique mais en son fondement même. L’expérience d’une durée soumise à des accélérations et à des ralentis suit les degrés de vitesse générés par les drogues consommées et correspond au « chronopopisme » développé par Warhol dans ses films, dans les performances et fêtes de la Factory. Les amphétamines, la cocaïne, l’acide, l’héroïne se présentent comme des techniques productrices d’états de conscience modifiée, des dilatateurs ou des compresseurs de durée subjective. Les phénomènes d’accélération et de décélération dévectorisent une durée que le système capitaliste place sous le signe de la productivité, de la rentabilité et du travail.

La mort, trouée du monde des simulacres.

La multiplication des images sérigraphiées, la prolifération des signes, la rotation des superstars, le devenir sériel des entités, l’effacement des limites entre polarités subjectives et objectives voient leur perpétuation vide menacée par une seule instance, celle qui vient du dehors, la mort. Si elle monte du dehors et brise la ronde des simulacres, elle est aussi l’origine de la création warholienne comme l’a montré Bruno Paradis. « Elle [la mort] est constitutive de la démarche plastique de Warhol ; elle est comme la source d’où dérivent toutes les séries. C’est pourquoi on ne doit jamais confondre l’événement contingent qui la manifeste avec sa structure principielle et nécessaire, toujours en excès par rapport à l’ensemble de ce qui est »[1]. Mais le statut de la mort relève moins d’une duplicité (à la fois puissance de destruction et de création énonce Bruno Paradis) que d’un cran d’arrêt, d’une césure. Loin d’équivaloir au vide d’un empire de simulacres, la mort en interrompt le cours, en troue la surface. C’est par son évangile de la répétition sérielle que le chronopopisme entend rompre avec l’Histoire, avec son enchaînement de séquences. Réintroduisant de la castration (comme le firent les coups de feu déchargés par Valerie Solanas), du vertical, de la profondeur dans un univers plat, tout en surface, le couperet de la mort sectionne une esthétique et un art de l’existence qui, précisément, refusent la césure, l’interruption. Ce qui a été évacué revient sous la forme d’un trou noir.  

Les trépas précoces de nombreuses girls de la Factory parachèvent une existence vouée au dieu de l’intensité, à l’addiction aux extrêmes, à une expérience sensorielle, subjective déliée de la sphère du savoir et de la cognition. Les tonalités du sentir et de l’affectivité recherchées, convoitées par de nombreuses superstars donnent à la mort le rôle d’une coupure qui rompt le monde désaffect(iv)é, désensibilisé d’Andy Warhol. Dans les destins fracassés qu’elles rencontrent, dans l’autodestruction, la mort qui les frappent, on peut lire une subversion tragique de la subversion pop de Warhol. Un geste d’Edie Sedgwick condense la volonté de se libérer de la pellicule, de l’emprise du pape de la Factory surnommé Drella (contraction de Dracula et de Cinderella — Cendrillon) : Edie interrompit le tournage de Bitch (sorti en 1965) en balançant un verre dans le projecteur. Le fracas du réel fait retour dans l’espace des simulacres. Par ce retour du refoulé, le perpetuum immobile de la caméra s’arrête. 

[1] Jean Baudrillard, « De la marchandise absolue », in Artstudio, Spécial Andy Warhol, N°8, Printemps 1988, p. 6.

2 Bruno Paradis, « La Duplicité », in Artstudio Spécial Andy Warhol, op. cit., p. 72.


 

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