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Répondant quelque part au regain d’intérêt du public pour le « body horror » (sur lequel, d’ailleurs, il serait bon de s’interroger…), Bozar offre enfin une exposition d’envergure à Berlinde De Bruyckere, artiste belge éminemment troublante bénéficiant d’une singulière ampleur à l’international.
Ainsi, sous le titre Khorós, vocable grec (χορός) désignant la cohorte de chanteurs et de danseurs intra-diégétiques, indispensables commentateurs de la tragédie grecque, De Bruyckere orchestre un chœur de pièces choisi au fil de vingt-cinq années de création.
En complément de cette volonté rétrospective, Berlinde prétend également offrir au visiteur un dialogue transdisciplinaire et intemporel entre son œuvre et celles d’autres artistes: le peintre Lucas Cranach l’Ancien, avec ses figures moyenâgeuses efflanquées, le plasticien Peter Buggenhout, duquel le travail semble issu d’un cauchemar industriel, la poétesse Patti Smith, vestale moderne égarée dans un long chant imprécateur et le cinéaste Pier Paolo Pasolini dont les images s’exhalent comme l’encens d’une pauvre, mais sublime église italienne.
Échappant donc de justesse au gimmick trop répandu de la conversation entre « art contemporain » et « art ancien », la sélection de Berlinde De Bruyckere s’étale prioritairement sous les regards comme une procession d’agonisants – un carnaval de spectres où la chair et l’esprit se retrouvent tous deux vitrifiés. Lors de ce parcours expéditif d’une violence et d’une tristesse inouïes, tout n’est que matière figée par une rigidité cadavérique qui dévore les consciences.
Le spectateur se trouve dès lors confronté à des apparitions ambiguës dont la présence insistante évoque les réminiscences charnelles de supplices anciens. Les figures qu’elle façonne — torses sans tête avec une absence totale de mains, membres à la logique anatomique inexistante, corps recroquevillés… — rappellent ces dépouilles que la mort fige au hasard dans des poses grotesques. Il y a dans ces sculptures une pesanteur du néant, comme si la chair hantée se souvenait, elle-même, des affres endurées. Ces fantômes sans visage, ces chevaux morts, ces souvenirs sculptés dans la cire froide, errent entre les nervures du bois et les replis des étoffes; dans la courbe indécise de corps momifiés qui semblent attendre une résurrection impossible.
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Et pourtant, ces gisants, aussi muets soient-ils, ne se taisent pas. C’est dans cette esthétique du morne, où la décrépitude fait valeur de beauté, que l’art de Berlinde De Bruyckere rejoint les obsessions décadentes d’un monde lassé par sa propre hypocrisie. De cette façon, le Renouveau du momento mori que propose l’artiste devient une leçon de Vrai qui passe curieusement par le simulacre. Il agit comme un rappel ancestral: celui de notre finitude, vérité inexorable que l’Occident contemporain, englué dans ses mensonges hygiénistes et ses prestiges frelatés, s’acharne à refouler. Lui qui fomente l’illusion d’une immortalité profane, commande depuis des décennies à ses ouailles de reléguer la mort aux marges de leur conscience — non par élévation spirituelle, mais par une soif obtuse d’une jouissance continue, d’un bien-être sans fin dont le ronronnement anesthésiant assure le docile engourdissement des foules.
Et voilà que sous cette surface lissée par vernis de la consommation, viennent croître comme des mauvaises herbes les racines monstrueuses d’une intention artistique à la puissance esthétique sans pareille.
À l’instar de Paul Thek, Berlinde De Bruckyere ne hache pas son propos tout comme elle ne tranche pas dans ses contrastes. Elle parvient à réaliser un amalgame macabre, mais cohérent, qui va bien au-delà de l’indistinction entre l’organique et le végétal. Une sémantique de la mortification où la miséricorde chrétienne se confond avec des considérations sociétales défaillantes. Tout cela se coagule en une fusion inavouable, semblable à cet arbre corrompu — San Sébastian — dont l’écorce authentique, souillée par l’adjonction de cire flasque, de couvertures râpées et de cales de bois, exhibe la caricature d’une vie vidée de sa substance.
En définitive, à force d’errer parmi les sinistres salles de Khorós, drapé mentalement par ces couches de couvertures pourries, le visiteur se mue en spectre lui-même. En ombre incertaine, il glisse, égaré, semblable à ces fantômes qui, ignorant leur trépas, s’acharnent à feindre une existence abolie. L’art funèbre de De Bruyckere déchire ce voile existentiel et nous exhibe, sans pitié, tels que nous sommes : habitants d’un monde défunt, mais qui, par une obstination dérisoire, s’accroche aux simulacres d’une existence déjà révolue.
Ainsi, arrivée au terme de cette sublime épreuve, la signification s’est dissoute tout en se dévoilant, ne laissant plus qu’une coquille sèche, mais précieuse, emblème parfait d’un monde qui ne sait plus qu’il est mort.
Jean-Marc Reichart
Du 22 février au 31 août 2025
BOZAR/Palais des Beaux-Arts
Rue Ravenstein 23 1000 BRUXELLES
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