Sur écran et sur les planches : Niki de Saint Phalle, passage à l’art

Couverture du livre : « L’arbre à serpents » de Niki de Saint Phalle ©MBA - Angers

Sans compter des réalisations éclairant une démarche esthétique comme « Le mystère Picasso »(1956) de Clouzot ou le « Anselm » Kiefer (2017) de Wenders, le cinéma n’a jamais été avare en films inspirés par la biographie d’artistes plasticiens. De « La vie passionnée de Vincent Van Gogh » de Minelli (1956) avec Kirk Douglas au dessin animé « La passion Van Gogh » (2017) de Kobiela et Wjechman en passant par Pialat (1991). Mais aussi de bien d’autres comme : « Basquiat » de Julian Schnabel (1996), Gauguin, évoqué par « Voyage à Tahiti » de Deluc (2017, « Frida) Kahlo (2002) de Taymor , « Cézanne et moi » (2016) à travers son amitié avec Zola de Thompson…

Dans « La jeune fille à la perle » (2003), Peter Webber s’intéresse aux liens qui se tissent  entre Vermeer et une jeune servante. Dans « Bonnard, Pierre et Marthe » (2023), Martin Provost s’attache au portrait d’un modèle perverse narcissique devenue épouse du peintre. Avec « Niki » (2024), première  réalisation de Céline Sallette, c’est un pan de vie à un moment où une femme tourmentée cherche à trouver un exutoire à ses blessures  psychologiques grâce à l’art.

« Niki » film de Céline Sallette

Jouée avec intelligence et sensibilité par Charlotte Le Bon, la « Niki »[1] filmée par Sallette vit entre 1952 et 1961 une existence troublée par les conséquences de l’inceste que son père lui a fait subir à 11 ans. Mère de famille au mari apparemment compréhensif et attentionné, elle lutte contre ses démons intérieurs au point d’être internée et soumise à ce traitement barbare de l’époque : les électrochocs, les mêmes, dit-elle, que ceux qui ont atteint le cerveau d’Antonin Artaud.

Elle est victime du machisme borné de son psychiatre qui brûle devant elle l’unique lettre d’aveu de son père. Par contre, ses premiers collages datent de son séjour en clinique. Elle se heurte en permanence à ce même machisme qui veut que l’art et toute création en général soient majoritairement un apanage masculin. Le film nous la montre en actions mais aussi en fantasmes qui se révèlent parfois violents à l’extrême. Le jeu varié de Charlotte Le Bon contribue à rendre partagée la complexité de celle qui deviendra une sorte d’emblème féministe avec la jubilation dont témoignent ses célèbres « Nanas ».

Son inébranlable volonté l’aura menée à tenter des expériences créatrices plus ou moins inspirées par les artistes du Nouveau Réalisme qu’elle côtoie. Elle finira d’ailleurs par une étape durant laquelle elle pratique une peinture issue de balles de fusil perçant des sachets remplis de peinture et de produits alimentaires. Le chemin parcouru par Niki de Saint Phalle est une exemplaire démonstration du rôle de la création artistique en tant qu’épanouissement personnel.

L’interdiction de filmer la production artistique de l’artiste par les ayant droits sur ses œuvres a fait qu’à aucun moment sa création n’est visible. Cette contrainte, au premier abord réductrice, permet en fait à la cinéaste de mieux se focaliser sur la femme et sa façon d’envisager une vie qui se déploiera en rejet des contraintes sociales imposées par la société bourgeoise américaine dont elle est issue. Paradoxalement, ce manque suscite chez le cinéphile l’envie de découvrir ces réalisations qui ont fait par la suite sa renommée.

La structure un peu kaléidoscopique de la mise en scène amène peu à peu vers une perception plus globale de ce qui, au début, n’est que tâtonnement, hésitation, doute, déception, obstination. Jusqu’à la rencontre avec Jean Tinguely qui deviendra son second mari.

« Une belle fille avec un fusil » monologue d’Éric Pessan

La période durant laquelle Niki de Saint Phalle se servait de balles tirées à la carabine pour faire couler des couleurs liquides sur toiles justifie le titre de ce seule-en-scène. Il correspond à ce qu’elle écrivait à propos de cette époque : « La peinture était la victime. QUI était la peinture ? Papa ? Tous les hommes ? Petits hommes ? Grands hommes ? Gros hommes ? Les hommes ? Mon frère JOHN ? Ou bien était-elle MOI ? Me tirais-je dessus selon un RITUEL qui me permettait de mourir de ma propre main et de me faire renaître? J’étais immortelle ! »[2]

L’angle choisi par l’écrivain est de miser sur la relation entre une comédienne et le personnage qu’elle doit incarner.[3] C’est donc la personnalité de Niki de Saint Phalle qui est, dans ce cas-ci, le support d’un travail théâtral. Il s’agit d’abord d’une personne qui doit en incarner une autre, laquelle est en train de s’efforcer de devenir quelqu’un. Autrement dit, une actrice en chair et en os se prépare à incarner un personnage fictif conçu par un écrivain à partir d’une personnalité ayant réellement existé.

Elle s’interroge sur elle-même selon la perception que les autres ont de son statut d’interprète. Elle questionne le passage de sa propre personnalité à celle de quelqu’un d’étranger dont elle ne peut connaître qu’une part relativement restreinte de l’existence. Elle repasse des bribes d’étapes vécues par Niki, sachant qu’il n’est « pas simple de faire le tri entre la vérité et le reste » (p.11) Elle l’interpelle, sachant qu’elle ne recevra aucune réponse.  

Elle constate que « Ça ne parle pas, une œuvre » mais que « beaucoup de personnes ont dit à ta place ce que tes œuvres ne disaient pas » (p.12). Sans doute est-ce le constat assez juste du travail pratiqué par les critiques et historiens de l’art en fonction de leur propre époque ! Et l’interrogation fondamentale qui taraude un jour ou l’autre tout interprète de film ou de théâtre est celle qui n’a cessé de préoccuper Diderot, Stanislavski, Brecht, Strasberg ou Grotowski : « Comment je fais moi pour rester moi quand je suis toi ? (p.13).

La solution serait peut-être de connaître les gestes effectués par le modèle vivant. Viendra-t-elle du metteur en scène qui suggère de penser au ‘trou’ que la plasticienne portait en elle ? Alors, voilà notre comédienne qui s’essaie à parler à la première personne du singulier d’épisodes biographiques de son personnage. Elle s’embarque à travers les années, les événements.  Difficile de distinguer au bout d’un certain temps s’il s’agit du rôle ou de l’actrice. Tout s’entremêle entre réalité et fiction, présent sur scène et présent dans le biographique passé. Tout s’emballe jusqu’au geste à accomplir sur scène, en public, sans doute, pour réintégrer, peut-être, le réel mis en abyme.

Michel Voiturier


[1] Céline Sallette, « Niki »,CinéFrance studios/Wild Bunch Distribution, durée 1h38

[2] Kyla Mcdonald, Xavier Roland, Camille Morineau, Denis Laoureux, Catherine Francblin, Alison Gingeras, «Niki de Saint Phalle : ici tout est possible », Mons/Gand, BAM/Snoeck, 2018 (p.89) [ https://fluxnews.be/de-la-niki-aux-nanas-des-grotesques-aux-grottes-urbaines/ ]

[3] Eric Pessan, « Une belle fille avec un fusil », Carnières, Lansman, 2024, 40p.

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