« La beauté sauvera le monde ». Cette phrase, sous forme interrogative, est prononcée par un des personnages du roman « L’Idiot » de Dostoïevski. Elle prête évidemment à polémique.
Il est des œuvres d’art qui ne montrent pas la beauté mais se révèlent détenir un pouvoir considérable d’émotions et de réflexions. « La vieille femme grotesque » de Quentin Metsys (1513) n’a rien de plaisant ; les gravures de scènes de guerre signées Goya (1810-1815) sont crument sanglantes ; la virulence des traits peints par Munch dans « Le Cri » (1893) concrétise l’horreur ; le «Guernica » de Picasso (1937) témoignant d’un bombardement sur des civils n’a rien de réjouissant pas moins que la célèbre photo d’une fillette brûlée par le napalm (1972) qui affirme l’obscénité des conflits armés. Pourtant toutes ces images provoquent un effet puissant sur ceux qui les regardent.
La formule n’est donc pas à prendre telle quelle. Et on comprend que le photographe Thierry Suzan ait pu la choisir comme titre de son livre de photos et de cette exposition. La contemplation d’un être vivant ou de quelque chose qui exprime une sorte de perfection, d’équilibre, d’harmonie possède un pouvoir stimulant chez la plupart des humains. Et dans notre monde anxiogène, il est nécessaire de nourrir, par moments, sa sensibilité avec des éléments essentiellement chargés d’ondes positives. Ce que provoquent aussi les clichés marins sélectionnés par Jean-Marie Ghislain. Quant aux sculptures de Jaume Plesan, elles s’imposent en exemples d’une sérénité recherchée comme facteur d’équilibre personnel. Quant au land art, ayant pour matériaux des éléments bruts de la nature, il se met lui-même en relation avec elle.
Photos du monde
Thierry Suzan a parcouru le monde. Il a travaillé pour le célèbre magazine ‘Géo’. Il expose des clichés réalisés un peu partout à travers la planète. Ce qu’il a décidé de montrer en format monumental aux alentours du beffroi montois, ce sont des paysages, des humains, des animaux, des architectures. Il les présente comme des moments ou des lieux à percevoir porteurs d’une émotion à la fois esthétique et sensible, comme déclencheurs d’empathie presque spontanée, lisibles au premier abord. Visiblement, il n’est à l’affut ni du sensationnel, ni de l’exceptionnel.
Nous frappe d’abord, c’est la qualité des clichés, tous instantanés. Les couleurs sont franches. La luminosité y joue un rôle capital. Il atteint une sorte de perfection visuelle qui fascine le regard. Les sujets vivants, humains ou animaux, sont plutôt dans l’ordinaire de leur existence. Il y a quelque chose de familier dans leur présence. Pourtant, chaque portrait révèle quelque chose de différent qui habite le sujet choisi. Cette transmission-là amène à ressentir l’humain et, en cela, le message de Suzan est d’optimisme.
Sans doute est-ce cela que nous transmet le reporter. Car même lorsqu’il affiche des paysages que nous savons en risque de disparition comme certains icebergs, il nous suggère qu’il serait dommageable de ne pas tout entreprendre pour les préserver. Lorsqu’il s’attarde devant certaines architectures inventoriées au patrimoine universel de l’humanité, il va dans une direction similaire.
Sa contribution à notre prise de conscience se situe à cette étape de réflexion qui consiste à demeurer réceptifs à ce qui nous entoure, à percevoir ce qui reste de merveille à l’inverse de tout ce qui, au contraire, nous agresse, nous déprime, nous démotive. Cela est rendu d’autant plus évident par le parti pris de travailler uniquement avec un matériel relativement banal : deux zooms, un objectif à focale fixe et deux boîtiers usés. Des Nikon D 700 vieux d’une dizaine d’années. Il prend nombre de clichés et ne conserve que ceux qui donnent à la lumière le rôle de révélateur, en dehors de tout exotisme de pacotille, de toute manipulation de laboratoire. Autant dire qu’il nous incite à agir de même pour conserver des moments fugaces que l’on peut, à l’envi, regarder et encore regarder. Ainsi qu’il l’affirme, « l’observation intuitive me sert à ressentir la scène et à retrouver la dimension spirituelle de l’existence ».
Sculptures publiques
C’est le spirituel, toujours à Mons, en son centre historique, qu’il nous est donné de croiser sur la grand place, au cœur la collégiale Sainte-Waudru ou de l’ex-Chapelle Saint Georges ainsi que dans l’espace du jardin du Maieur, grâce aux imposantes sculptures en acier, en fonte, en bronze ou en albâtre du catalan Jaume Plensa.
Les figures qu’il réalise sont impressionnantes. L’abord de ses visages monumentaux intrigue. Ils sont lisses, étirés en hauteur, yeux et lèvres fermés. Parfois, un doigt vertical est posé devant celles-ci. Tout concourt à évoquer un repli à l’intérieur de soi, une intense méditation non parasitée par quelque image externe, du moindre bruit parasite. Ces personnes sont à l’abri des rumeurs du monde, abandonnées à notre regard étranger.
Intemporelles, elles sont également inaccessibles à tout ce qui n’est pas le silence intérieur qui les habite. Elles se situent à l’inverse de notre coutumière présence à un univers encombré de mouvements, de sons, d’activités diverses, de sollicitations rudimentaires à notre vue, notre ouïe, notre toucher, notre odorat. Leur aspect démesuré les éloigne davantage encore de notre vie courante. Elles sont une invitation à passer des contraintes matérialistes de l’ordinaire au refuge intérieur purement métaphysique. Tout cependant n’est pas que lisse et inaltéré puisqu’au moins une des œuvres est couverte de coulures, larmes ou salissures.
Au milieu de la grand-place, tandis que des véhicules circulent, des passants passent, des clients papotent attablés aux terrasses des restaurants et des cafés, des gens se hèlent ici ou là, leur étrangeté est d’autant plus frappante. Cette impression s’accroit aussi à cause de la forme adoptée par l’artiste. L’épaisseur de ces grands visages est plutôt fine par rapport à la surface de leur profil. Son intention est, explique-t-il, que lorsque quelqu’un tourne autour de l’œuvre, il puisse remarquer d’une part une présence forte par la vision de côté, mais, d’autre part, au moment où il passe à l’avant de la statue, celle-ci apparaît sous l’aspect d’une quasi ligne verticale en lieu et place des arrondis charnels d’une tête. Comme si, finalement, le sujet disparaissait avant de réapparaître dès qu’on retrouve le second profil. Comme s’il était enfermé en lui-même, compressé au sein de ses pensées les plus intimes.
D’autres œuvres intriguent différemment. Ainsi de ces gens dont la physionomie ressemble à celle de leur créateur, assis en rond dans le gazon et entourant un arbre de leurs membres. Leur chair fait littéralement corps avec le végétal. Soit ils s’en nourrissent et grandissent avec lui ; soit ils lui transmettent leur énergie humaine. C’est une sorte d’osmose. Quant aux lettres qui tatouent ces humains, elles énumèrent des noms de compositeurs de musiques. Suggestion symbolique du fait que les artistes sont tributaires, pour la richesse de leur création, de leurs relations avec la nature.
D’autres lettres s’inscrivent dans la structure ajourée d’une statue de taille humaine en creux, « White nomad ». Elles appartiennent à divers alphabets en usage à travers les continents. Le promeneur qui s’y installe, soudain fœtus ou larve durant un moment, aura sans doute l’impression d’être un émigré mis en présence de langues et d’écriture différentes rencontrées au cours de son périple d’exil. Il se sentira sensible à la diversité des cultures.
Dans la collégiale, on retrouve des têtes en albâtre ou en acier. Mais surtout accrochés à la nef, des sculptures transparentes, quasi « Invisibles » parce que réalisées en treillis. En s’attardant un peu, ces mailles métalliques laissent apparaître deux crânes gigantesques, leur bouche, leur nez, leur front, faciès esquissé d’une quelconque divinité ou présence au-delà de la sphère terrestre, en apesanteur au-dessus de nos propres têtes.
Mer en forêt
Dans les bois de Silly, retour vers la photo. Cette fois ancrées entre des arbres, ce sont des images de mers imprimées sur bâche qui cohabitent avec la réalité de la végétation terrestre. Le carolorégien Jean-Marie Ghislain a baroudé d’un océan à l’autre durant des années. Il s’est notamment intéressé aux requins. Il nous rapporte des clichés sous-marins d’une particulière intensité.
La leçon qu’il tire de ses pérégrinations, autant pour les grands prédateurs aquatiques que pour leur environnement, c’est qu’il faut s’abstenir de vouloir les conquérir. Au lieu de s’imposer, l’homme doit accueillir : « Se laisser apprivoiser implique une forme d’abandon, de lâcher-prise, condition sine qua non pour pouvoir danser ensemble et permettre à la magie d’opérer. »
Baleineau, dauphin, requin renard ou bordé, voire requin baleine, orque pygmée, raie mobula… viennent auprès du photographe et de son appareil. L’atmosphère marine provoque un décalage déconcertant. Sous l’eau plus rien n’est pareil. Ghislain le démontre en une vingtaine de tirages. Le mystère n’est pas loin. Il tient aussi à la tonalité des photographies, qu’elles soient en noir et blanc, dans des tonalités bleutées ou avec des coloris plus vifs. Et de naviguer à pied entre les arbres de Silly accentue encore l’insolite de cette rencontre entre terre et mer.
Land art campagnard
Dans un espace géographique qui englobe des parcelles de Flandre, de France et de Wallonie picarde, ont été insérées des créations de land art en relation avec le caractère, le passé ou le folklore de ces endroits. Ce projet Interreg, supervisé par IDETA, a été programmé en vue de rendre plus attractives aux touristes de la Wallonie picarde. Les réalisations ont été conçues par le Collectif ‘Bowerbird’ auquel appartiennent Bram Vanhoof et Ludwig Schumacher. La majorité des œuvres étant praticables, elles rendent cette balade insolite particulièrement ludique.
La plupart sont en osier tressé. Ainsi, Messines accueille « Le Nid » à l’arrière de la Tour de la Paix. À Bailleul, Chemin de l’Handries où se situe un Conservatoire botanique, voici «la Fleur échappée », évocation de la ‘Fritillaitre pintade’ tandis qu’à Godewaersvelde, sur le mont des Cats, Route de Méteren, c’est un « Observatoire caché ».
Au Chemin des Loups de Boeschèle, s’offrent trois bulles végétales servant de « Labyrinte 3D ». Pénétrer dans « Le Myriapode est possible à Boudenghien dans Flobecq ; dans un « Tunnel », ce le sera ensuite à Saint-Sauveur, rue du Beau Site, et, cette fois, entre les deux parties d’un « Coquillage » à Mont-de-l’Enclus, rue du Rivage. Haute de 9 mètres, sur le site de Camp et Haie à Ellezelles, évidemment, c’est une « Sorcière », privée de sa tête pour mieux symboliser la persécution dont étaient victimes celles qu’on accusait de sorcellerie.
Deux installations particulières, moins matériellement naturelles, complètent l’ensemble. Sur le RAVeL de la ligne 87, à Lessines, terre natale de Magritte, un portail géant, ouvert à tous vents, arbore l’inscription ironique « Ceci est une porte », en hommage au peintre et à son célébrissime « ceci n’est pas une pipe ». Et c’est signé Carine Lepage et Benoît Zianne. Sur le territoire de Pecq, au bout de l’arboretum de Léaucourt, au chemin des Étangs d’Hérinnes, un mobilier colossal pour pique-nique d’aire autoroutière attend ses convives sous l’étiquette « La Table des géants », devant laquelle on se sent, en effet, tout petit.
Michel Voiturier
« La beauté sauvera le monde », Mons, Site du Beffroi, jusqu’au 29 octobre 2023. Infos : www.bam.mons.be
« La part du sacré », Mons, Grand-Place, Jardin du Maieur, collégiale Sainte-Waudru, jusqu’au 8 octobre 2023. Infos : www.bam.mons.be
« L’océan et la forêt », Silly, entre rue Brunfaut et Chemin des Ronds, jusqu’au 29 septembre 2023. Infos : +32 (0) 68 25 05 12 ou
« La chaîne des Monts », parcours permanent en vélo ou auto. Infos : +32 (0) 69 78 98 16 ou www.visitwapi.be
Bonjour,
Je vous remercie pour l’article, mais est-il possible de corriger l’erreur d’orthographe de mon nom. ZIANNE avec deux n et non un.
En vous remerciant
ZIANNE BENOIT
Bonjour,
Nous nous excusons pour cette erreur, elle est maintenant corrigée!
Bonne journée,